Une réforme discrète et hop ! la France est revenue à l’Ancien Régime

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Un décret, pris au cœur de l’été, a modifié radicalement la façon d’administrer le pays. Désormais, tout ce qui organise la vie sociale locale (urbanisme, biodiversité, éducation…) est devenu le fait du ministère du « maintien de l’ordre ». La mise en œuvre de l’état d’urgence l’illustre déjà, explique l’auteur de cette tribune.

Jean-Claude Boual, syndicaliste et militant associatif, a été président du Collectif des associations citoyennes pendant cinq ans (2014-2019). Il a aussi travaillé près de quarante-cinq ans sur la question des services publics, en tant que fonctionnaire, dans plusieurs ministères.


Dans une discrétion totale, au cœur de l’été, le gouvernement a modifié l’organisation des services déconcentrés de l’État dans les départements. Par un décret du 14 août 2020, les Directions départementales interministérielles (DDI), sous la responsabilité du Premier ministre depuis leur création, en décembre 2009, deviennent « des services déconcentrés de l’État relevant du ministre de l’Intérieur. Elles sont placées sous l’autorité du préfet de département ».

Ce texte change fondamentalement la façon d’administrer le pays, subrepticement.

Pour comprendre, il faut s’intéresser au fonctionnement de l’administration de l’État dans les territoires, et remonter un peu en arrière. Jusqu’en 2009, les ministères avaient chacun des services déconcentrés, dans les régions et les départements. Les questions d’écologie étaient traitées par les services et des personnels qualifiés du ministère de l’Écologie, les questions d’emploi et sociales par le ministère du Travail et des Affaires sociales.

En 2009, il a été décidé de regrouper les services départementaux de ministères différents dans des directions communes (par exemple, la Direction départementale des territoires, DDT, regroupe à la fois des missions liées aux ministères des Transports, du Logement et de la Transition écologique). Les Directions départementales interministérielles ont donc été créées. Dépendant auparavant de plusieurs ministères à la fois, elles ont logiquement été placées sous l’autorité du Premier ministre, les préfets de département en assurant la coordination sous son autorité. Elles restaient en liaison avec leurs anciens ministères de tutelle, les ministères techniques (Écologie, Agriculture, etc.).

La grande rupture instituée par ce décret du mois d’août, c’est qu’il évince le Premier ministre, et prévoit que, désormais, ces directions départementales seront rattachées au ministère de l’Intérieur. C’est-à-dire que tous les champs de compétences de ces directions, qui organisent la vie sociale (urbanisme, logement social, biodiversité, transition écologique, agriculture, éducation populaire, jeunesse et sport…), vont désormais être placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et du préfet de département (dont la carrière dépend du ministère de l’Intérieur).

Les significations politiques et administratives de ce changement de tutelle sont lourdes.

Le social, l’écologie… désormais subordonnés au maintien de l’ordre

Tout d’abord, ces services perdent ainsi leur caractère interministériel. Tout n’est plus vu que sous le prisme d’un seul ministère, le ministère de l’Intérieur. Or, pour ce ministère, la priorité est l’ordre public.

Toutes les missions énumérées ci-dessus (social, écologie, agriculture…) passent au second plan. Considérons, par exemple, celles du ministère de la Transition écologique. Eh bien ! L’écologie est aujourd’hui subordonnée au maintien de l’ordre. Après l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, le 26 septembre 2019, nous en avons eu une illustration : ce n’est pas le ministère de l’Écologie qui, normalement, a la tutelle de ces installations classées Seveso, qui a communiqué, mais le préfet. Or les fonctionnaires du ministère de l’Écologie avaient des choses à dire, qu’ils n’ont pu dire. Autre exemple, actuel celui-ci, la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire est réalisée par l’Intérieur et les préfets, le ministère de la Santé restant au second plan. Ce qui explique que la gestion de la crise passe d’abord par des mesures répressives.

L’entrée de l’usine Lubrizol de Rouen (Seine-Maritime), en septembre 2020.

Il est donc à craindre que l’action contre le dérèglement climatique, et en faveur de la transition énergétique et de la biodiversité — dont le gouvernement parle pourtant beaucoup —, devienne subsidiaire.

Un retour subreptice à l’Ancien Régime

Cette réforme renforce également les pouvoirs des préfets, pour lesquels la fonction d’agent du ministère de l’Intérieur prend le dessus sur la fonction de représentant de l’État. L’article 2 du décret prévoit en outre que les carrières des fonctionnaires de ces directions départementales, l’organisation du service, les conditions de travail et ses missions dépendent désormais aussi du ministère de l’Intérieur. C’est donc comme si les ministères de la Transition écologique, de la Santé, du Logement, de la Jeunesse et des Sports perdaient leurs fonctionnaires dans les départements, au profit, là encore, de l’Intérieur. Il devient le seul ministère présent dans les territoires.

Ce mode de gouvernement est donc une sorte de retour à l’Ancien Régime. Aujourd’hui, tout comme le roi jadis, Jupiter-Macron ne gouverne plus qu’avec deux ministres : le ministre des Finances pour les questions de budget (l’Intendant de la Ferme générale d’autrefois, l’une des figures les plus honnies des révolutionnaires, car chargé de récolter l’impôt auprès de la population, quand les nobles et le clergé en étaient dispensés), et le ministre de l’Intérieur (le Lieutenant général de la police sous l’Ancien Régime, qui avait tout pouvoir sur les questions d’ordre public, notamment pour réprimer les pauvres), pour le maintien de l’ordre public et les autres affaires intérieures de l’État — les autres ministres étant là pour la décoration.

Une politique qui conforme l’État aux desiderata des multinationales

Cette décision n’a rien d’isolé et d’arbitraire. Elle relève d’un mode de gouvernement réfléchi, qui vise à favoriser l’activité économique des multinationales dans le contexte de la mondialisation. Celles-ci n’ont pas besoin d’une administration comme celle du ministère de la Transition écologique, qui demande de respecter la loi sur l’eau ou la qualité de l’air, et rallonge le temps nécessaire à la mise en œuvre d’un projet. Pour embêter le moins possible les multinationales, on relègue les administrations techniques au second plan. Les autorisations pour construire les « grands équipements inutiles », comme les immenses centres commerciaux, les fermes de mille vaches ou à plusieurs milliers de porcs ou dizaines de milliers de poulets, seront accordées plus rapidement et facilement, avant même que le public soit averti, afin que la décision ne puisse pas être contestée, notamment en justice.

Dans le même temps, l’État assure à ces multinationales la sécurité publique pour mener à bien leurs projets. Une sécurité face aux contestations, aux manifestations, mais aussi une sécurisation de leurs démarches auprès de l’administration ou de la justice. C’est-à-dire la garantie que les normes ou les recours n’empêcheront pas un projet de construction d’usine, d’installation potentiellement polluante, d’aboutir.

Le message envoyé par cette décision est clairement que l’écologie n’est ni une priorité ni digne d’être au cœur d’une politique publique.

Ce décret, apparemment technique et difficilement compréhensible par le grand public, montre donc une dérive autoritaire du pouvoir. Du point de vue du bon gouvernement du pays et des territoires, concentrer tous les pouvoirs sur un seul ministère axé sur le maintien de l’ordre, et laisser tous les autres domaines (économique, social, financier, culturel, etc.) entre les mains des multinationales est une faute grave, ou alors il s’agit d’un choix politique délibéré : ce qui compte, c’est le maintien par la force de l’ordre capitaliste néolibéral.

Source : Reporterre


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