Un cancer à 33 ans : victimes des pesticides, ils témoignent en lycée agricole
Ils travaillaient avec des pesticides, et ont un jour déclaré un cancer. Ils parcourent depuis six ans les lycées agricoles pour faire de la prévention. Des témoignages précieux, qu’ont pu entendre des jeunes de la Sarthe.
Sarthe, reportage
Pour rejoindre le bâtiment principal, il faut suivre le panneau « poulailler ». Dans le parking, les pneus crissent et glissent. En ce mardi matin de janvier, dans la Sarthe, à deux heures de Paris, quelques flocons virevoltent. La température est passée en dessous de 0 °C. Julien Guillard, vice-président de l’association Phyto-Victimes, qui regroupe des personnes malades à cause des pesticides, claque la portière. Avec son look d’adolescent, sweat à capuche, baskets et sac à dos, il se fond dans la masse de lycéens qui passent la grande porte vitrée, estampillée « ministère de l’Agriculture ». Dans le hall, une vitrine de trophées présente un tracteur brillant. Au-dessus, la mention « Meilleur conducteur d’engin agricole » et, à côté, une photo où plusieurs jeunes posent fièrement.
Julien Guillard balaie l’entrée du regard puis s’avance vers un homme à la silhouette replète, aux mains gonflées et aux traits tirés, signes des années de travail de la terre. Dominique Beaufort, administrateur de Phyto-Victimes, une association d’aide aux victimes de produits phytosanitaires, l’attend depuis plusieurs minutes. Ils échangent quelques mots sur leurs prestations à venir puis chacun rejoint sa salle, l’une au sous-sol, l’autre à l’étage. Au bout de quelques minutes, la sonnerie retentit. Une quarantaine de jeunes en terminale professionnelle d’agronomie s’engouffre dans l’amphithéâtre où siège Julien Guillard.
33 ans, l’annonce du cancer
Quelques grincements de chaises plus tard et le calme revient. Le quadragénaire embraye : « Qui a déjà utilisé des pesticides ? » Dans la pièce des exclamations : « Mais Monsieur, on n’a pas le droit ! » Ces apprentis, qui partagent leur temps entre les cours et leur travail sur des exploitations agricoles, ne détiennent effectivement pas le Certiphyto, ce certificat d’État qui autorise l’utilisation de produits phytosanitaires. « J’ai été à votre place, je sais bien qu’on le fait quand même », répond l’intervenant. Quelques mains se lèvent alors. « Bon et alors comment vous faites ? » Devant lui, les jeunes garantissent prendre toutes les précautions nécessaires. À d’autres.
« On va faire un cas pratique, lance l’ancien ouvrier agricole, vous êtes dans les champs, vous épandez en tracteur. Une des buses du pulvérisateur se bouche, vous faites quoi ? » Dans la salle, quelques rires s’élèvent et dans la clameur, une réponse se distingue : « Bah ! On souffle dedans. » La réponse semble improbable, mais n’ébranle pas Julien Guillard.
« OK, donc tu descends du tracteur pendant l’épandage, tu te mets du produit partout. Ensuite, tu souffles dans la buse donc tu en as plein la bouche. Vous ne pensez pas qu’il y ait une autre solution, comme en acheter une neuve par exemple et la garder dans le tracteur ? » « Ça vaut cher, une buse », répondent certains. C’est vrai, admet leur interlocuteur, en moyenne une cinquantaine d’euros. Et il le sait, dans le milieu agricole, tout se compte.
Alors il embraye : « Moi j’ai commencé, j’étais ouvrier agricole dans une ferme. On allait dans les champs pendant l’épandage. On s’en foutait. À l’époque, on faisait tout à la “mano”, même la bouillie [mélange de produits phytosanitaires pour traiter]. Les protections, j’en portais quasiment pas. Les lunettes, par exemple, c’est pénible, il y a de la buée, on ne voit jamais rien. »
« Si je m’allonge, je ne respire plus »
Dans la salle, l’anecdote décrispe quelques visages. Lui garde un air grave. « En 2017, je commence à tousser, à tel point que je dois dormir dans le salon, assis sur un fauteuil pour ne pas m’étouffer. J’ai des suées nocturnes, les draps sont trempés. Puis un jour, je vais consulter une médecin pour une gastro. Elle me demande de m’allonger pour m’examiner. Impossible, si je m’allonge, je ne respire plus. »
Il déroule : les radios, les rendez-vous chez des spécialistes qui s’enchaînent en un temps record, puis l’annonce. « La médecin m’annonce que j’ai un lymphome non hodgkinien, une sorte de cancer du sang. Elle ajoute “A priori, vous ne devriez pas mourir.” À l’époque, j’ai 33 ans, Sandrine est enceinte de sept mois. » Tout le monde comprend que Sandrine était sa compagne. Un silence écrasant s’installe. Avant l’intervention, Julien Guillard avait prévenu : « Au début on rigole, puis on arrête de plaisanter. »
« Je vous en prie, protégez-vous »
Deux étages plus haut, dans une salle de réunion, où les tables forment un ovale, le silence s’est également emparé de la salle de Dominique Beaufort. En 2007, la maladie s’est aussi invitée, lui fauchant le repos qu’aurait dû amener sa retraite, quelques années plus tard.
Il a travaillé toute sa vie dans des industries para-agricoles, à tester des produits phytosanitaires avant leur mise sur le marché. « On respirait les produits sans masque, on les maniait sans gants. Pour les pesticides “chocs”, censés agir très vite, on épandait et on rentrait dans les parcelles seulement quelques heures plus tard pour vérifier l’efficacité », raconte-t-il.
La découverte de sa maladie se fait par hasard, lors d’un dépistage de routine du cancer de la prostate. « Je n’avais aucun symptôme pourtant, j’étais en pleine forme, dit-il. Mon médecin me conseille une prostatectomie. Vous savez ce que c’est ? On vous retire la prostate, ça veut dire que vous ne pouvez plus avoir de rapport sexuel. À 55 ans, c’est un coup dur. J’en parle avec mon épouse. Elle a été formidable, elle me dit que le plus important c’est ma santé. » À ce souvenir, sa voix se brise.
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Malgré l’ablation de sa prostate, il ne guérit pas. Les traitements se multiplient : radiothérapie, hormonothérapie « de la castration chimique, vous perdez de la force, vous vieillissez, vous grossissez », explique-t-il. Toujours sans résultat. Il enchaîne ensuite les chimiothérapies et bénéficie désormais d’un traitement nucléaire — un traitement novateur contre le cancer. À 73 ans, il en est à sa quatrième séance sur six, toujours sans garantie de guérison, même si les résultats de la cure sont encourageants. « Agriculteur, c’est un métier passionnant, mais maintenant qu’on connaît les risques et qu’on a des moyens de s’en protéger, je vous en prie, protégez-vous », conclut-il.
Des élèves réceptifs, mais contraints
Parmi l’audience, personne ne semble ignorer les risques des produits phytosanitaires. Pourtant, les conséquences paraissent toujours abstraites. « On y pense quand même, reconnaît Thomas, mais quand on traite, on est assez pressé. On doit respecter certaines données d’hydrométrie, donc on utilise les produits soit tôt le matin, entre 3 et 4 heures, soit tard le soir, vers 21 heures. On met des gants et une cotte, mais en faire plus, c’est une perte de temps. » En BTS ACSE (Analyse, conduite et stratégie de l’entreprise agricole), il espère reprendre la ferme familiale.
À quelques rangées de là, Louna, Laura, Charlotte et Lucie saluent l’intervention. « C’est une prévention intéressante. On n’est pas tous au courant de la dangerosité des produits, après tout c’est juste un liquide », confie Louna. Issues de familles d’agriculteurs, ses trois amies notent quand même des évolutions dans les pratiques. « Nos grands-parents ne portaient aucune protection, nos parents font déjà plus attention, et nous, nous ferons certainement plus », estime Lucie.
Dans la salle de Julien Guillard, son histoire fait aussi cogiter. Quand il demande qui serait finalement prêt à payer pour une buse neuve, les jeunes sont moins vindicatifs. « Je pense que votre vie vaut bien 50 euros, leur assure-t-il. Je sais qu’ils ne vont pas changer leur pratique dès demain mais au moins, quand ils prendront des risques, ils penseront à moi et ils y réfléchiront à deux fois. »
Les agriculteurs restent particulièrement exposés au développement de cancers. D’après l’étude Agrican (qui étudie l’incidence des cancers dans la population agricole) publiée en 2020, six cancers sont plus fréquents chez les agriculteurs que dans la population générale : le mélanome de la peau, les cancers de la prostate et des lèvres, ainsi que plusieurs cancers du sang.
Source : Reporterre
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