Ukraine, engagement ou enlisement de la France
Par Général (2S) Jean-Marie Faugère – Publié le 27 janvier 2023
L’engagement de la France, puissance nucléaire, dans le conflit ukrainien pose plusieurs braves questions : comment accepter que notre pays soit entraîné dans une probable guerre sans qu’à aucun moment la chose ait été réellement examinée, discutée et débattue ? Et pour quels objectifs ? Et avec quelle puissance militaire croyons-nous pouvoir mener ce combat ?
Après onze mois de combats souvent furieux depuis l’agression russe, le conflit – qui reste une vraie guerre – semble s’enliser alors qu’aucune tentative de négociation n’apparaît dans l’horizon diplomatique. Le président Poutine s’obstine et ce qu’il est convenu d’appeler le camp occidental – conduit par les États-Unis – continue de souffler sur les braises. Les arrière-pensées sont sans doute différentes selon les pays, du moins pour ceux – aussi rares soient-ils – qui ont une véritable pensée stratégique qui ne soit pas le suivi irréfléchi d’une politique américaine dont l’objet reste sans nul doute d’abattre le président russe et de faire éclater la Fédération de Russie – mais pour quel bénéfice ?
Dans un tel contexte, incompréhensible pour les esprits nourris de réflexion stratégique et d’intérêts bien compris, la France dont il est dit que son aide à l’Ukraine reste modeste, donne le sentiment de suivre sans aucune originalité ni indépendance d’esprit le discours américain alors même que celui-ci reste vague sur les intentions de son président. Les discours guerriers des exécutifs européens et de leurs chancelleries font craindre le pire par leur inconséquence au regard de leurs capacités militaires lilliputiennes. Leur faiblesse opérationnelle, face à la nature et à la dimension militaire de ce conflit, même à 27 États membres réunis, accentue le caractère déraisonnable de leur posture si celle-ci devait déboucher sur un conflit généralisé sur le sol européen, tant il est hasardeux de tenir des discours sans avoir la capacité militaire de les assumer.
La menace de l’emploi de l’arme nucléaire
Concernant la France, sa position de puissance nucléaire rend encore plus dangereuse son attitude belliqueuse qu’elle nourrit par un saupoudrage de matériels de guerre vers l’Ukraine, dont il faut avoir le courage et la lucidité de dire qu’il ne changera pas le cours de la guerre, alors qu’a contrario il désosse nos maigres régiments en même temps qu’il épuise nos modestes stocks de munitions. Le quart de l’artillerie française à déjà disparu (18 canons de 155 mm Caesar sur 77, et un LRU (*) – quel effort ! – sur les 13 que possède notre unique unité de lance-roquettes). Précisons, pour la bonne compréhension du lecteur, que le camp russe compte pour sa part plus de 2 000 pièces d’artillerie… Et ce ne sont pas les quelques engins blindés de reconnaissance AMX10RC, conçus davantage pour courir les théâtres africains que les plaines verglacées ou boueuses du légendaire hiver russe, ou même quelques chars lourds Leclerc qui feront pencher la balance en faveur de l’Ukraine. Il semblerait que nos dirigeants méconnaissent les leçons des tentatives napoléonienne ou hitlérienne ou qu’elles n’aient pas été retenues et encore moins comprises… Car j’ose espérer que le commandement aura su avertir de l’incongruité opérationnelle, pour ne pas dire de la vanité, de la cure d’austérité imposée à nos unités à leur détriment pour un but politique dont on peut craindre qu’il fasse davantage sourire « l’adversaire » que de l’amener à résipiscence.
Mais, plus sérieusement, le discours et les actes français, provenant d’une puissance nucléaire face à une autre puissance de même nature, engagent toujours plus notre pays dans ce conflit, nous qualifiant volens nolens de co-belligérants, attitude dont il faudra bien un jour accepter les conséquences plausibles. Et celles-ci ne pourront être assumées que par la menace de l’emploi de l’arme nucléaire, compte tenu de la vacuité de nos forces conventionnelles ; ce qui n’est pas le cas des États-Unis qui bénéficient de la parité voire de la supériorité sur ce point, eux qui nous ont entrainés dans cette folle aventure que nous n’avons pas réfléchie suffisamment, et, aussi, eux qui n’ont pas le désagrément d’être sur le même continent que leur adversaire.
De surcroît, notre pays se trouve maintenant enlisé dans un conflit dont il n’a pas été demandé à la représentation nationale ce qu’elle en pensait et encore moins à son peuple dit souverain. Ce dernier voit par cet engrenage fâcheux se dilapider son faible acquis militaire payé laborieusement par ses impôts alors que personne ne lui a commenté l’objectif politique de cette participation et ses conséquences – notamment bien visibles aujourd’hui sur les plans économique, énergétique et financier, fruits de sanctions qui ne pèsent que sur l’Europe et ne bénéficient, curieusement, qu’à notre « grand allié qui nous veut du bien ». Mais encore, il serait sans doute inconvenant de demander quels buts militaires poursuit la France par son intervention déguisée et quelle est la situation finale recherchée dans ce conflit. Est-il vraiment normal que le président de la République lance le pays dans un conflit, désarme nos régiments au profit d’une nation en guerre avec lequel nous n’avons aucun accord de défense et que cette politique agisse contre un pays avec lequel nous ne sommes pas en guerre, sans un accord du Parlement ? Tout ceci est-il bien conforme à notre Constitution ? Que font nos parlementaires de tous bords, notamment ceux qui se disent opposés à la politique actuelle de l’exécutif ?
Une divergence d’intérêts entre les deux côtés de l’Atlantique
Car mettre à bas Vladimir Poutine – au profit de qui d’ailleurs ? Dimitri Medvedev, par exemple ? un régime démocratique que la Russie n’a jamais connu de sa longue histoire mais alors avec quel responsable ? – et démembrer la Fédération russe, est-ce vraiment l’intérêt des peuples européens sur les plans stratégique, politique, économique ? Il est visible que c’est celui des États-Unis ce qui n’est pas sans être inquiétant, surtout quand on analyse la « déclaration conjointe d’intention » de M. Sébastien Lecornu, notre ministre des Armées, et de M. Lloyd Austin, Secrétaire à la Défense des États-Unis d’Amérique, signée le 30 novembre 2022. Cette déclaration, sous couvert de coopération et de réciprocité dans la fourniture de renseignements, de soutien à l’OTAN notamment dans son appui à l’Ukraine, d’intérêts partagés en Indo-Pacifique (la Chine ?), ne reste qu’un acte d’allégeance aux vues américaines. Son paragraphe 16 se révèle particulièrement savoureux lorsqu’il traite de « nos échanges visant à sécuriser nos bases industrielles de défense, y compris par la promotion de l’accès réciproque aux marchés de défense »… Au-delà de la grandiloquence théâtrale de ce document qui n’engage à rien apparemment, la formulation reste d’une parfaite hypocrisie alors que nous avons tous en mémoire, entre autres sujets, les déboires d’Airbus pourtant sorti victorieux de l’appel d’offres sur le programme d’avions ravitailleurs, face à la décision de l’exécutif américain d’imposer Boeing à l’US Air Force et, plus récemment, l’épisode des sous-marins australiens où la réciprocité est clairement apparue à sens unique.
N’est-il pas temps pour un sursaut européen, emmené par la France, pourquoi pas, afin de mettre un terme au conflit russo-ukrainien et aux souffrances des soldats et des populations civiles impliquées par force dans ce drame ? La solution est de restaurer en Europe et en France une indépendance d’analyse stratégique, une claire vision de nos intérêts qui ne sont plus nécessairement communs avec ceux des États-Unis et, in fine, une remontée en puissance des capacités militaires de nos armées. Le conflit en cours est en effet la triste démonstration de la divergence grandissante d’intérêts entre les deux côtés de l’Atlantique. Dans cet ordre d’idées, le président Macron a dernièrement indiqué, lors des vœux aux Armées, un effort substantiel qui sera concrétisé par la prochaine Loi de programmation militaire 2024-2030, annoncée comme une loi de transformation pour les armées. Dotée de 413 milliards d’euros, elle devrait permettre, si elle est rigoureusement exécutée, de rattraper des retards d’équipements, d’innover sur certains sujets comme la cyberdéfense, le spatial, le renseignement ou la défense sol-air et les drones. Bien sûr, les armées auront aussi à faire face à l’accroissement des coûts de production.
Il faudra être vigilant car cet effort, réel, ne sera pas suffisant sur les prochaines années pour opérer une véritable remontée en puissance, mais le signal donné est prometteur. Il est temps de réagir avant de nous laisser entraîner dans une nouvelle confrontation armée avec… la Chine, par exemple ?
* LRU : lance-roquette unitaire sur châssis chenillé, pour des tirs à plus de 100 km.
Source : Politique Magazine
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