Sur la notion comptable d’actif valorisable
Par Valérie Bugault|7 mai 2021|Actualité, Droit, Economie, Entreprise, Politique
SUR LA NOTION COMPTABLE D’ACTIF VALORISABLE
Pour faire suite aux billets de :
1) Bruno Foligné intitulé « Les stocks au bilan », qui soulève un point pertinent des carences comptables, et
2) Hervé de Bressy intitulé « Une thérapie génique pour humaniser le capitalisme », il me semble utile d’insister sur les anomalies présidant à la valorisation comptable des entreprises, techniquement parlant, sur la notion « d’actifs valorisables ». L’énormité même de ces anomalies est attestée par le fait qu’elles passent inaperçues aux yeux du plus grand nombre.
 La valorisation économique de la « main d’œuvre »
Il me semble important de revenir sur la nécessaire valorisation comptable de la « main d’œuvre » à l’actif du bilan des entreprises. Par main d’œuvre, il faut comprendre en premier lieu le personnel salarié mais également les sous-traitants et autre personnel externe utilisé, « loué » (consultants), ou encore prêté (entre entreprises d’un même groupe) par et à une entreprise.
Alors que les différents systèmes comptables en vigueur rivalisent de subtilités et de complexité quant au calcul des actifs, des avoirs (stocks, créances etc.), des dettes, et de tout un tas d’autres choses liées au moment de la vie de l’entreprise (naissance, fusion, rachat, mort), il apparaît pour le moins étonnant que la main d’œuvre utilisée ne soit pas, d’une façon ou d’une autre, comptabilisée dans les actifs de l’entreprise.
En effet, d’un point de vue technique désincarné, la main d’œuvre est, au même titre que les machines outils, un moyen, humain et non matériel, utilisé par l’entreprise pour se développer et remplir son objet social (en témoigne le budget important de formation des grandes entreprises). Or, bizarrement cette main d’œuvre n’apparaît dans la comptabilité des entreprises que dans les comptes de résultats, au titre d’une charge (la masse salariale), elle n’est donc pas « capitalisée ».
Aucune grande ou moyenne entreprise ne peut prétendre exister et évoluer sans utiliser de la « main d’œuvre » ; peut-être l’entreprise peut-elle se passer, un temps, de moderniser son outil mécanique de production ou même se passer tout court d’outil mécanique de production (ça dépend du type d’objet social de l’entreprise en question), mais elle ne pourra jamais se passer de personnel. On conçoit aisément qu’une entreprise de haute technologie ou de l’information ne puisse pas se passer de matériel, mais elle ne peut pas plus non se passer du « matériel humain » : qui ferait marcher les machines, mettrait la technique en action ? Par ailleurs, les espoirs même d’évolution (notamment de la machine) ne résident que dans le capital humain : à preuve, la recherche, ultra-protégée par les brevets, tant au niveau des hautes technologies que de la médecine ou des sciences physiques ou du vivant.
Est-il logique, dans ce contexte, de ne pas valoriser de façon comptable le « moyen humain de production » qu’est la « main d’œuvre »?
D’un point de vue de philosophie politique, l’absence de valorisation de la main d’œuvre est probablement (certainement) le résultat du choix politique et idéologique initial, inhérent à l’avènement et au développement de la société industrielle, de tenir l’humain pour quantité négligeable face aux immenses possibilités et espoir de mieux être que réservaient la « machine ».
Mais à l’ère post-industrielle à laquelle nous sommes arrivés, ce choix est-il toujours viable, c’est-à-dire fait-il toujours l’objet d’un consensus tacite ? Ne doit-on pas plutôt considérer que l’absence de valorisation de la main d’œuvre à l’actif des entreprises agit de façon délétère tant sur le « climat social », au sein de l’entreprise, que sur le « climat Social » au sein de la Société Civile ?
En effet, il résulte de notre Société Civile (dite de l’information), dans laquelle les capacités technologiques sont, pour la plupart, arrivées à maturité et dans laquelle le travail se raréfie (en conséquence du développement des possibilités de la machine autant que de la surexploitation du capital humain aux quatre coins de la planète), que l’humain se retourne pour finalement se rendre compte qu’il est considéré par les sous-jacents idéologiques de l’entreprise et de la Société en général comme quantité négligeable.
Refuser de prendre économiquement en compte la valeur du travail de l’humain et sa participation au développement du bien commun me semble receler un grave danger : l’histoire est riche et friande de retournements sociaux et politiques brutaux (qui se préparent durant de longues années mais se réalisent très rapidement), violents (révolutions) et parfois définitifs (disparition de civilisations, retour à l’état de « nature » etc. : je vous suggère sur ce point, la lecture du livre de Jared Diamond « Effondrement »). On sait ce que l’on perd, mais jamais ce que l’on gagnera.
Contrairement à ce qu’Hervé de Bressy avait laissé entendre, intégrer à l’actif du bilan la notion de « main d’œuvre », n’aurait aucunement pour effet mécanique de modifier la substance ou la qualification juridique du contrat de travail. Il n’y a en effet pas de relation directe entre reconnaître une valeur (au sens d’argent : l’argent étant l’étalon de référence) au travail effectué par l’Homme et les modalités juridiques pratiques de ce travail. Du point de vue des modalités juridiques du travail, s’il existe déjà tout (ou presque), resterait à faire, dans la législation, un sérieux tri entre l’essentiel et l’accessoire. Pas plus que l’évaluation de la « main d’œuvre » ne rendrait le salarié, ou le sous-traitant, plus esclave qu’il ne l’est déjà.
Par ailleurs, il s’agirait, non pas d’une marchandisation (évidemment déplorable et déjà bien installée) de chaque individu, mais tout au contraire d’effectuer une reconnaissance sociale et politique de la valeur des services rendus par chaque catégorie d’acteurs de l’entreprise et de la Société Civile. Du côté de l’entreprise, le travail humain retrouverait ses lettres de noblesse face au monstre froid que sont les biens matériels et face au dragon (monstre chaud) que sont les apporteurs de capitaux. Du côté de la Société politique, le travail de l’individu serait élevé au même niveau que le capital (détention de biens matériels et financiers).
Par ailleurs, valoriser la main d’œuvre dans l’entreprise n’aurait pas non plus, à mon avis, pour effet mécanique de changer le Capitalisme en Humanisme, car il faudrait pour cela que les biens matériels (le capital en question) ne soient plus valorisés du tout (comme l’est l’actuelle main d’œuvre), ce qui créerait un nouveau déséquilibre. Une telle valorisation du « matériel humain » rééquilibrerait en revanche les forces en présence, sans pour autant modifier fondamentalement le type Libéral de la Société que nous connaissons. Pour rester dans un certain ordre des choses (la société Libérale ayant partiellement, cahin-caha comme tout système, fait la preuve de sa viabilité politique), le capital est tout autant nécessaire à la poursuite de l’Ordre social, que le travail : les deux éléments se nourrissent et s’appellent l’un, l’autre dans le maelström de l’activité humaine. Il en est de même dans l’entreprise : le capital humain (force de travail, force des idées etc.) a besoin de matériel, lui-même nécessitant un financement. L’organe dirigeant agit, dans un objectif déterminé (il est seul maître de la stratégie), comme chef d’orchestre de l’ensemble de ces éléments. Déséquilibrer l’un des éléments en présence a pour effet de rendre non viable l’ensemble du système et, il est à craindre, la Société Libérale dans son ensemble.
N’oublions pas que la Société au sens politique, Libérale ou non, est, jusqu’à nouvel ordre, faite d’Hommes, par les Hommes et pour les Hommes, son objectif ultime étant de réglementer l’organisation humaine de façon à rendre la vie en commun vivable et donc possible. Tout autre objectif de la Société au sens politique relève de la mise en œuvre d’une utopie ou d’une idéologie d’autant plus dogmatique qu’elle n’est pas exprimée. Mais peut-être que, pas plus tard qu’à moyen terme, cela aussi pourrait changer : pensons aux modifications climatiques en cours (aux conséquences incalculables sur la vie sur Terre), à la toxicité des humains eux-mêmes (en nombre toujours croissant et aux actions toujours plus efficacement nocives sur leur environnement) ainsi qu’à l’improbabilité de notre existence d’un point de vue astrophysique.
 La valorisation économique de la « compétence professionnelle »
J’aimerais également insister sur le problème résultant du fait que la « compétence professionnelle », à tous les niveaux hiérarchique de l’entreprise, est elle-même imparfaitement prise en considération par la comptabilité d’entreprise : lorsqu’elle l’est, il s’agit plutôt d’une charge (par ex. : assurance homme clef, ou encore bonus divers et variés) que d’un actif. La rémunération (parfois excessive) appliquée à des dirigeants ou à des cadres est certes une façon de reconnaître une certaine « compétence », mais cette reconnaissance n’élève pas pour autant la compétence professionnelle au niveau d’une valeur de l’entreprise. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens du terme « compétence professionnelle ». J’entends par là la capacité d’une personne à remplir le rôle pour lequel « l’entreprise » l’utilise à un moment donné. Il faut alors se mettre d’accord sur des critères, les plus objectifs possibles, permettant de déterminer si une personne remplit ou non de façon excellente, satisfaisante, correcte, insuffisante ou très insuffisante le rôle qui lui est assigné ; ce qui, soulignons-le, ne préjuge jamais de la capacité de ladite personne à faire de façon excellente autre chose ou à remplir de façon excellente un autre poste dans la même entreprise, ou ailleurs.
A cet égard, permettez moi une digression que le contexte m’autorise : je tiens à souligner que le nom, la date et l’origine du diplôme obtenu par la personne en question ne me semble d’aucune aide dans l’appréciation de ses capacités, à un moment donné, à remplir le poste pour lequel l’entreprise l’emploie. Ceci d’autant moins que la qualité intrinsèque des formations initiales, publiques ou privées, gratuites ou payantes, est fortement sujet à caution (comme cela a été souligné dans le blog sur « Une thérapie génique pour humaniser le capitalisme ». La question de la valeur des diplômes, c’est-à-dire de l’adéquation de leur formation au contexte économique et social, est un autre vaste sujet qui mériterait très certainement d’être abordé, mais pas ici ni aujourd’hui. Il y a toutefois beaucoup à en dire.
Quoiqu’il en soit, et pour en revenir à nos moutons, il me semble, que le niveau de « la clientèle » est, hors périodes de crise économique (systémique ou non), qui réalise un effondrement de la demande, et d’emballement spéculatif de la même « demande » (les deux situations extrêmes en terme de marché), un indicateur fiable de la compétence professionnelle du/des dirigeants. Or il me semble que si les règles comptables officialisaient le lien entre « les dirigeants » et « les clients » de l’entreprise, en temps réel, c’est-à-dire en dehors des périodes de crises de l’entreprise que sont les rachat et fusion, cela éviterait que des organismes externes à l’entreprises, dont les intérêts ne sont pas toujours clairement établis, réalisent des valorisations plus ou moins fantaisistes et plus ou moins spéculatives. Des organismes externes sont, à mon sens, et quoiqu’il en soit, moins bien placés que les personnes internes à l’entreprise pour savoir si les modalités humaines et matérielles de fonctionnement de l’entreprise sont viables. En allant plus loin, il me semble que l’évaluation officielle et permanente de la « compétence professionnelle » agirait comme un frein à la spéculation boursière sur les entreprises.
J’ajoute que l’actuel « goodwill » (écart d’acquisition), qui n’apparaît officiellement qu’en cas de rachat d’une société, que d’aucun juge, non sans raison, un instrument de dictature professionnelle, ne permet pas une prise en compte fiable de cette « compétence professionnelle », il est à la fois imprécis, insuffisant et trop définitif. A cet égard, qu’il me soit permis d’insister sur la nécessité de prendre en compte de façon explicite la « compétence professionnelle » du personnel travaillant dans l’entreprise à tous les niveaux hiérarchiques, et non au seul échelon de la direction : tous les intervenants humains dans l’entreprise sont en effet dépendants les uns des autres, l’incompétence des uns rejaillissant nécessairement sur celle des autres. Quant à la « compétence » en elle-même, elle ne juge pas un Homme mais la seule adéquation de ce dernier à son environnement, à un moment donné. Gardons en effet en tête que personne n’est ni irremplaçable, ni indispensable, et chacun restera ainsi à sa juste place.
Il reste évidemment à définir un cadre plus accompli que les quelques points venant d’être soulevés permettant une évaluation sereine et honnête de la compétence professionnelle (à tous les échelons hiérarchiques d’une entreprise). La tribune reste ouverte sur ce point, je me permettrais une simple suggestion : l’évaluation pourrait être transverse : non seulement du haut vers le bas mais également du bas vers le haut. Certaines personnes, occupant des fonctions subalternes peuvent, à juste titre, être en désaccord profond avec les choix stratégiques de leur hiérarchie ou avec les méthodes de management de cette dernière ; il en résulte une démotivation des salariés, une mauvaise ambiance quotidienne, une mauvaise volonté du personnel à remplir les tâches qu’on lui demande et au final, le vrai perdant est ce que le droit désigne du terme « d’intérêt social », c’est-à-dire l’entreprise elle-même. L’identification de ce genre de problème serait un premier pas vers leur résolution et, à mon sens, vers une appréciation sereine de la qualité, et donc de la valeur, d’une entreprise. Il reste à établir des limites entre la stratégie pouvant être contestée de façon pertinente par le personnel de l’entreprise et celle qui, par essence lui échappe (en raison du fait qu’il n’est pas en position d’avoir les informations nécessaires : à chacun son métier !). Je crains qu’ici le débat n’achoppe sur la question, politique cette fois, des délocalisations.
En guise de conclusion, je tiens à préciser que si les règles peuvent tenter d’éviter les dérives humaines, les systèmes sont fait d’Hommes et ne sont donc viables que tant que les Hommes qui les animent sont valeureux et intègres ; aucune règle ne pourra jamais éviter que des gens mal intentionnés ne les détournent à leur propre profit, cherchons tout au plus à éviter des détournements à grande échelle en :
1) choisissant judicieusement les « élites », c’est-à-dire le personnel dirigeant (à tous les niveaux et pas seulement aux plus hauts échelons), de nos entreprises et de nos Sociétés Civiles ;
2) créant un équilibre « institutionnel » entre les forces en présence dans l’entreprise de façon à laisser la possibilité aux autres éléments de parer aux dérives de ceux qui s’égarent. C’est ce qu’a cherché Montesquieu (dans L’esprit des lois) ainsi que Tocqueville ; c’est, en un mot, l’objectif recherché par la fameuse « séparation des pouvoirs », qui nécessite au préalable, la reconnaissance officielle desdits pouvoirs.
J’ajoute que, à l’instar d’Hervé de Bressy, c’est, non sans trembler que je vous livre ces quelques remarques, fruits d’une réflexion aboutie sur certains points et moins sur d’autres. Pour faire l’avocat du diable, le doute m’assaille toujours : il y a 30 ou 40 ans, l’entreprise était affublée de beaucoup moins de règles comptables et financières en tout genre sans qu’à ma connaissance elle s’en porte plus mal… Est-il vraiment nécessaire de tout ériger en « règle comptable » ? Mais si l’on part du principe que oui, alors, vraiment il faut le faire pour tout, sans exception.
Parée aux levées de boucliers !
(écrit en 2009)
Source : Valérie Bugault
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