« Si McKinsey est si puissant, c’est parce que Macron est l’idole des consultants »
Propos recueillis par Etienne Campion
Publié le 22/03/2022 à 11:00
Matthieu Aron, auteur d’une enquête sur l’influence des cabinets de conseil, explique comment McKinsey a pris le contrôle de l’État grâce à Emmanuel Macron, sa proximité avec le responsable du groupe en France et sa vision du monde en PowerPoint et en « process ».
En janvier 2021, Marianne titrait « McKinsey, ce cabinet de conseil qui dirige le monde », et détaillait la façon dont il avait géré notre stratégie de vaccination. Depuis, l’influence de ce cabinet a été exposée au grand jour. Dernier épisode en date ? La commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques accuse les entités françaises du cabinet McKinsey de n’avoir versé aucun impôt sur les sociétés entre 2011 et 2020. Pour comprendre la situation et l’étendue de l’influence de McKinsey sur la politique française, nous avons interrogé Matthieu Aron. Il est l’auteur, avec Caroline Michel-Aguirre, de Les infiltrés (Allary, février 2022), un livre enquête sur l’influence des cabinets de conseil sur nos politiques publiques. Il explique en quoi l’ADN du macronisme est proche de celui des cabinets de consultants, et en quoi la gouvernance d’Emmanuel Macron a ouvert la voie à ces derniers.
Marianne : Pourquoi le cabinet de conseil McKinsey est-il accusé par une commission d’enquête du Sénat de ne pas payer ses impôts en France ?
Matthieu Aron : Le Sénat a mis au jour un système d’optimisation fiscale mis en place par McKinsey France. Un montage fiscal de frais facturés via la maison mère de McKinsey dans le Delaware, aux États-Unis. Ce mécanisme est légal, mais le problème est que le groupe ne paye pas d’impôts en France, tandis que son chiffre d’affaires a atteint les 330 millions d’euros. « Le cabinet McKinsey est bien assujetti à l’impôt sur les sociétés en France mais ses versements s’établissent à zéro euro depuis au moins 10 ans », dénoncent les sénateurs. C’est pour cette raison qu’ils ont saisi les enquêteurs de Bercy.
« Toutes les procédures sont déjà engagées par la direction générale des Finances publiques, McKinsey paiera », a expliqué à son tour Bruno Le Maire. L’utilisation du futur dans la voix du ministre laisse entendre que Bercy a déjà examiné le dossier mais que sont actés les méfaits jusqu’ici… Plus largement, le rapport du Sénat révèle un doublement de dépenses pour les cabinets de consultants sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Et il ne s’agit pas que d’un pic de dépenses lié au Covid, mais d’une tendance exponentielle…
Dans quels secteurs de nos politiques publiques est présent McKinsey ?
On a beaucoup parlé de McKinsey au sujet de la pandémie. Et à juste titre, car rien que pour ce qui est de la crise sanitaire, les contrats engagés ont dépassé les 12 millions d’euros. C’est le cabinet de conseil qui a suivi la logistique de toute la vaccination en France. Les consultants de McKinsey se sont en effet installés au cœur de Santé publique France, et ont décidé comment organiser cette vaccination. « La personne responsable au sein de McKinsey de contracter les marchés avec l’administration française est un proche d’Emmanuel Macron. »
Mais on retrouve plus globalement ce cabinet de conseil dans de nombreux secteurs : économie, défense, santé, éducation. Un marché qui dépasse les 18 millions d’euros a notamment été passé avec Bercy en 2021 pour identifier des coupes budgétaires de l’État français. Et le même Bercy ne s’est pas rendu compte, à ce moment-là, que McKinsey ne payait pas ses impôts, c’est tout de même extraordinaire… Dans l’éducation, les sénateurs ont mis au jour un contrat de plus de 500 000 euros pour lequel McKinsey était chargé réfléchir au « métier d’enseignant de demain ». Or en quoi un consultant de McKinsey a-t-il plus de compétences qu’un inspecteur d’académie ou un chercheur pour penser « l’enseignement de demain » ?
En dehors de la question de leur efficacité, ces contrats ne posent-ils pas un problème de nature politique ?
Nous racontons en effet dans Les infiltrés, Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État (Allary) que la personne responsable au sein de McKinsey de contracter les marchés avec l’administration française est un proche d’Emmanuel Macron. Karim Tadjeddine, de son nom, est directeur associé de McKinsey au bureau de Paris, co-responsable de « l’activité Secteur public », dans le langage associé. C’est lui qui, devant la commission d’enquête du Sénat, était incapable de détailler le contenu de la note de 500 000 euros pour réformer l’éducation, et a dit que McKinsey payait ses impôts en France, ce qui a conduit les sénateurs à saisir le procureur pour savoir si ce dernier s’était rendu coupable d’un faux témoignage. « Le problème est évidemment politique, et les liens étroits entre la Macronie et Mc Kinsey questionnent. »
Karim Tadjeddine siégeait avec Emmanuel Macron à la Commission Attali. Ils avaient notamment rédigé 316 propositions « non partisanes ». Emmanuel Macron, en 2016, a préfacé un livre qui s’appelle L’État en mode start-up, dont Karim Tadjeddine était le co-auteur. Un an plus tard, en 2017, ce dernier a appartenu au staff de la campagne d’Emmanuel Macron. Il s’était engagé, entre autres, à monter un site Internet. On retrouve le nom de Karim Tadjeddine dans les Macronleaks, et ce dernier a d’ailleurs reconnu que c’était une erreur d’envoyer des mails à l’équipe de campagne du candidat avec son adresse McKinsey…
Donc, oui, le problème est évidemment politique, et les liens étroits entre la Macronie et Mc Kinsey questionnent. Nous racontons d’ailleurs dans Les infiltrés que d’autres cabinets sont concernés, comme le Boston Consulting Group, qui a bénéficié de nombreux marchés avec l’État, Accenture, qui est très présent dans le secteur informatique, ou bien Roland Berger, le cabinet allemand. Nous avons estimé à au moins un milliard et demi d’euros le chiffre annuel des contrats, en prenant les agents de l’État, les opérateurs publics, ainsi que quelques grandes entreprises publiques. La commission sénatoriale arrive quant à elle au chiffre d’un milliard d’euros pour l’ensemble des entreprises de conseil. Dont plus de 324 millions pour quatre grandes entreprises publiques EDF, RATP, La Poste et la SNCF. L’emprise des cabinets de conseil a vraiment explosé sous le quinquennat d’Emmanuel Macron.
Est-ce parce que sa vision politique penche en faveur de cette « consultocratie » ?
« Emmanuel Macron ? C’est l’idole des consultants ! Tout simplement parce qu’il est comme eux. Au ministère de l’Économie, il les fait déjà rêver. Il s’habille comme eux, il pense comme eux, il connaît leurs codes, les fondements de leurs métiers… » Alain Minc nous a livré ce diagnostic en octobre 2021, lorsque nous l’avons interrogé sur le rapport singulier du chef de l’État avec les « infiltrés ». Il faut revenir au logiciel d’Emmanuel Macron en 2017 pour comprendre. Il conçoit le monde comme les consultants, avec une approche très pragmatique, qui ne se veut pas idéologique, même si elle l’est aussi. Une manière de concevoir le monde par des « process », une approche stylistique qui ressemble un peu à une approche PowerPoint. « L’État paie deux fois des consultants privés : pour lui faire faire des économies, puis pour suppléer aux carences de ces mêmes consultants. »
Le fait de faire passer les travailleurs « en mode agile », pour reprendre le sabir des cabinets de consultants, celui qu’on retrouve peu ou prou chez Emmanuel Macron, surtout en 2017. Cette pensée repose sur la défiance des fonctionnaires et de l’État. La croyance, pour résumer, que ce sera toujours mieux dans le privé. D’autant qu’à force de réduire les coûts, cela crée des failles. Et pour pallier ces failles, on fait appel aux cabinets de conseil. C’est « le paradoxe du serpent » : l’État paie deux fois des consultants privés : pour lui faire faire des économies, puis pour suppléer aux carences de ces mêmes consultants.
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Car l’État pourrait assumer ces missions…
Oui, et cela nous a conduits à la situation totalement absurde de confier à des cabinets de consultants des missions qui pourrait parfaitement être assumées par des hauts fonctionnaires. Certains inspecteurs des finances nous ont parfois raconté avoir été désavoués dans des missions doubles : on demandait la même mission au haut fonctionnaire et à un consultant, puis choisissait les préconisations rendues par le consultant. Si les autorités politiques confient à des consultants la politique qu’ils souhaitent mettre en place, c’est aussi pour éviter de se heurter à des réticences de l’administration : passer par le privé pour imposer les biais de ce même secteur privé. C’est devenu un réflexe, on ne s’interroge même plus de savoir si on a les moyens.
Pourtant, on ne compte plus échecs dont les consultants sont responsables, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros. D’ailleurs, à chaque fois que la Cour des comptes s’est penchée sur le travail de ces consultants, elle s’est montrée très sévère…
Les Infiltrés – Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, Allary éditions, 19,90 €, 2022. Allary
Par Etienne Campion
Source : Marianne
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