Robots traders, concurrence déloyale : les dérives du libre-échange
Le laissez-passer en économie, c’est aussi le laisser-faire des conneries financières, commerciales et monétaires. Les exemples – plus ou moins risibles – ne manquent pas.
Taux négatifs et zéro de logique
Thomas d’Aquin en perdrait son latin. « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste », tranchait le célèbre théologien médiéval pour interdire le prêt rémunéré. Et, effectivement, percevoir sans réellement travailler quelques sous à la faveur d’un capital bien placé pouvait choquer un lecteur attentif des Saintes Ecritures. Un prêteur pouvait vite basculer dans le péché de l’usure, autrement dit appliquer des taux abusifs. Mais, aujourd’hui, Thomas d’Aquin rendrait peut-être obligatoire le prêt… Pourquoi ? Avec les taux négatifs, il en coûte au prêteur et non à l’emprunteur. Quand l’industriel français Schneider émettait en juillet dernier un emprunt de 200 millions d’euros à – 0,043 %, il recevait en théorie, au titre de sa dette, un coupon de 86.000 € chaque année pendant cinq exercices… payé par le généreux prêteur.
La démonstration vaut aussi pour les dettes dites souveraines émises par des États, à l’instar de l’Allemagne (– 0,36% sur dix ans), la France (– 0,08%) ou la Suisse (– 0,62%). Comme souvent en matière financière, tout s’explique « rationnellement », même la plus pure absurdité. Pour éviter de tomber dans la récession et avec elle dans la déflation (baisse générale des prix), les banques centrales déversent depuis quelques années des tombereaux de liquidités sur les marchés monétaires, au bénéfice des grandes banques, lesquelles prêtent comme un seul homme aux États et aux grandes multinationales réputées solides. Signe des temps : les investisseurs éprouvent si peu de confiance en l’avenir qu’ils préfèrent voir le capital leur coûter de l’argent au lieu de l’investir dans des projets industriels potentiellement plus rémunérateurs. Et dire que saint Thomas voulait mêler la foi… et la raison.
Les robots traders au pouvoir
Parmi les 500.000 Français devenus actionnaires de La Française des jeux le 21 novembre dernier, quelques-uns firent l’effort d’étudier les perspectives bénéficiaires du groupe, de s’interroger sur son bilan et sa stratégie. Tant mieux ! Mais le destin boursier de la FDJ risque bien de se jouer avec des presse-bouton, des algorithmes et des robots investisseurs. C’est le trading haute fréquence. Ce système, capable de passer automatiquement des rafales d’ordres boursiers en quelques millisecondes selon des alertes prédéterminées par des champions de la mathématique, fait désormais la loi sur les places boursières. Aux Etats-Unis, la moitié des transactions proviennent de ce mode opératoire (un tiers environ en Europe). Résultat : les indices boursiers enchaînent les hauts et les bas pour des raisons complètement invisibles à l’œil d’un petit porteur. Et, plus grave, ces cyber-ordres en déclenchent d’autres et intensifient les mouvements. Début février 2018, à New York, le Dow Jones clôturait en baisse de 4,6 %. Un « flash krach » titrait la presse américaine. Ou un pétage de durite.
Zéro (ou presque) contrôle sanitaire aux frontières
Entre les réglementations européennes, les relations avec les banques, les choix des coopératives, les agriculteurs se retrouvent tous les jours confrontés à l’ubuesque et au kafkaïen. Mais il est un domaine où l’absurde apparaît dans toute sa splendeur : le contrôle sanitaire de l’administration. Alors que les multiples traités de libre-échange ont conduit à une hausse importante des importations agroalimentaires, les budgets consacrés aux contrôles, notamment sanitaires, de ces produits n’ont pas suivi la même progression. Loin de là. Selon un rapport du sénateur LR Laurent Duplomb, l’Etat y consacre moins de 10 millions d’euros par an. Résultat, ce rapport estime qu’« un quart de ces importations ne respectent pas les normes sanitaires minimales requises en France ». Une concurrence déloyale pour les paysans français. Par exemple, selon les données de la Fédération des producteurs de volailles, la quasi-totalité de la viande de poulet consommée en restauration est importée de Thaïlande ou du Brésil. Le problème ne se cantonne pas aux produits dont les origines sont lointaines ou exotiques. Les importations en provenance de l’Union européenne peuvent elles aussi être irrégulières, comme l’a récemment montré, notamment, l’affaire des faux steaks hachés qui devaient être distribués aux plus démunis via les Restos du cœur. Une statistique traduit l’ampleur des fraudes : 18 % des viandes de boucherie importées de nos voisins seraient non conformes…
La transparence à géométrie variable
La transparence est devenue l’alpha et l’oméga du débat public. On connaît tout ou presque des dépenses d’un député, quand les déclarations d’intérêts et de patrimoine des ministres sont, elles, accessibles d’un simple clic. A l’inverse, l’opacité se porte bien dans le monde du business. Il y a eu, à l’été 2018, le secret des affaires, venu en soutien à la protection de la vie privée des personnes morales, puis, en décembre dernier, le relèvement à 100.000 € du seuil imposant de lancer un appel d’offres pour les marchés publics dits « innovants » (il était de 12.500 € en 2012). Plus étonnante encore est la possibilité pour certaines entreprises de ne plus rendre publics leurs comptes, alors même qu’ils sont bien déposés au greffe du tribunal de commerce. Une option fort prisée, puisque, en mars 2018, 56 % des bilans déposés aux greffes des tribunaux de commerce l’étaient sous le sceau de la confidentialité. Il fallait protéger les petites entreprises naissantes (moins de 10 salariés, par exemple) contre l’espionnage des plus grosses ou l’avidité de fonds prédateurs. Plus fort encore, les grandes fondations d’entreprise, omniprésentes dans le débat public grâce aux centaines de millions défiscalisés, comme la Fondation Louis-Vuitton lourde de près d’un milliard d’euros de bilan, et pas loin de 100 millions de CA, n’ont plus l’obligation de rendre publics leurs comptes…
Du bois, de l’essence et du non-sens
En France, les forêts sont foisonnantes : elles couvrent près d’un tiers du territoire avec 16,9 millions d’hectares, soit la quatrième plus grande superficie européenne, derrière la Finlande, la Suède et l’Espagne. Largement assez, en théorie, pour ne pas avoir à importer du bois plus que de mesure pour nos besoins en papeterie, en mobilier ou en construction. Las, la filière du bois française présente un déficit de son commerce extérieur (exportations – importations) de 7 milliards d’euros, soit 11 % du déficit commercial total ! Elle est par exemple nettement déficitaire avec l’Allemagne ou l’Italie. En fait, dans la plupart des cas, la France vend son bois brut aux étrangers et le leur rachète ensuite plus cher une fois celui-ci transformé pour son usage domestique. Insensé. Il est temps de structurer une filière du bois en France avec un tissu d’industriels et d’entreprises digne de ce nom. D’autant que la demande va aller croissant, dans la construction notamment, où le bois devient un matériau tendance aux vertus écologiques idoines.
Les droits TV dans le foot, une drogue dure
Mort lente ou mort subite, il faut choisir… Aucun média ne sort indemne d’une bataille pour les droits TV du football en France. Pour les obtenir, les chaînes déboursent à chaque appel d’offres des montants record. Les derniers en date : 375 millions d’euros par an pour la Ligue des champions à partir de 2021 par Canal +, BeIN Sports et TF1 ; et 1,15 milliard d’euros par an pour la Ligue 1 (Championnat de France) à partir de 2020 par le sino-espagnol Mediapro, BeIN Sports et Free. Problème, les retours économiques ne sont jamais à la hauteur des investissements consentis. Certains, comme BeIN Sports ou RMC Sport, qui a remporté les droits de la Ligue des champions entre 2018 et 2021, présentent des pertes abyssales : autour de 200 millions d’euros chacun par an. D’autres, comme Orange, se sont retirés pour stopper l’hémorragie, voire ont totalement disparu, telle TPS, qui n’a pas survécu à la perte des droits de la Ligue 1 lorsque Canal + a mis 600 millions d’euros sur la table en 2005. Diffuseur historique du foot français, la chaîne cryptée a souvent assumé le fait de payer le prix fort pour la Ligue 1 car elle ne donnait pas cher de sa peau sans le foot. Une drogue dure, en somme.
Source : Marianne
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