Réunir police et gendarmerie sous un seul ministère : pourquoi il ne faut pas trop vite oublier les raisons de cette prudente séparation
Atlantico : Depuis les dernières manifestations de la police, les positionnements à droite pour une fusion des forces de police et de gendarmerie sous les commandes d’un seul ministère sont de plus en plus nombreux, comme le préconise Nicolas Sarkozy. Pour autant, cette idée est-elle pertinente ? Quels sont les risques à réunir toutes les forces armées dans une seule main ?
Mathieu Zagrodzki : L’existence séparée de la police et de la gendarmerie ne procède pas d’une volonté de créer deux corps distincts. Cela résulte de deux processus historiques différents : la gendarmerie nait au Moyen-âge. Son ancêtre apparaît au XIVème siècle, avant d’être développée au XVIème siècle par François Ier. Elle a vocation à lutter contre le banditisme de grand-chemin et le vagabondage. L’ancêtre de la police nationale, la lieutenance générale de police, nait au XVIIème siècle, sous le règne de Louis XIV.
Elle a pour mission la sécurité dans les villes.
Cette dualité a été entretenue par la suite. Au XIXème siècle, notamment sous les deux Empires, les craintes de coups d’Etat étaient légitimes. Aujourd’hui, le contexte fait que c’est moins probable et si quelqu’un parvenait à fomenter un coup d’Etat en rassemblant derrière lui la police, il réussirait probablement à rassembler la gendarmerie. Au vu et au su de ce contexte et du continuum historique dans lequelle nous nous situons actuellement rend la possibilité assez peu vraisemblable. Néanmoins, cela a été une question particulièrement légitime : l’histoire politique de la France de la Révolution jusqu’à Vichy (ou au moins tout du long du XIXème siècle) le montre bien. Nous avons assisté à plusieurs renversements de régimes, quand bien même notre régime contemporain semble assez stable pour éloigner ce risque. En raisonnant par rapport aux problèmes présents, cela ne représente pas un vrai danger. Si la situation se dégradait et devenait comparable à l’instabilité que nous avons connu par le passé, cela pourrait peut-être en être un à nouveau.
Si aujourd’hui le risque de coup d’Etat n’est sans doute pas le plus inquiétant, quelles sont les raisons qui pourraient pousser à ne pas vouloir d’un tel rassemblement ? Pourquoi vaudrait-il mieux l’éviter ?
Certains diront, pour commencer, que policiers et gendarmes ne pratiquent pas tout à fait le même métier. Cela s’explique par des raisons simples : les uns travaillent sur des territoires urbains très denses, les autres travaillent sur des territoires ruraux très dispersés. Prenons quelques chiffres pour illustrer un peu cette différence : la gendarmerie nationale couvre aujourd’hui 95% du territoire. Pour autant, en termes de population, cela correspond à environ 50% des Français qu’il convient de protéger. En d’autres termes, les policiers doivent agir sur 50% de la population et 5% du territoire. Cela traduit assez bien ce différenciel de densité.
Par conséquent, les méthodes de travail diffèrent. Patrouiller en zone rurale ou en zone urbaine, ce n’est pas exactement la même chose. Il en va de même quand il s’agit de mener une enquête. Si l’on fusionnait la police et la gendarmerie, nous nous retrouverions parfois avec des parcours où un individu commencerait en ville et se retrouverait par la suite en rase campagne (ou invervesement, bien sûr). Ca n’est évidemment pas le plus efficace, le plus logique ou le plus pertinent en matière d’évolution de carrière.
Ce n’est pas le seul argument en faveur du maintien d’un statu quo entre police et gendarmerie. Il est aussi possible de revendiquer une tradition de dualisme policier historique, pas uniquement Française mais Européenne. Les pays qui ont une gendarmerie et ont cherché à maintenir ce dualisme sont relativement nombreux, comme l’Italie, l’Espagne, la Turquie… A ceci près, pour le cas de l’Espagne, que les polices sont régionales. La Guardia Civil (gendarmerie espagnole) joue donc le rôle d’une force nationale. Ce n’est pas un besoin que nous avons en France : la police comme la gendarmerie sont des forces d’échelle et d’envergure nationales.
Christian Estrosi s’est récemment positionné pour un rassemblement plus large encore puisqu’il préconise un seul et même ministère pour l’Intérieur et la Justice. Là encore, l’idée fait-elle sens ? Quelles sont les avantages à en tirer, et les inconvénients ?
Je ne vois pas de réels avantages à une telle idée.
En premier lieu, il est important de souligner le problème que cela représente en terme de séparation des pouvoirs. Placer sous une seule et même autorité des personnes supposées juger les gens et celles qui sont supposées investiguer et interpeller les individus, ça n’est pas quelque chose de très opportun. En outre, il y a assez peu d’intérêt opérationnel : j’ai du mal à voir en quoi cela va améliorer la sécurité ou le quotidien des Français. Prenons la magistrature : s’il existe au sein de ce corps de métier une multitude d’activités, on peut en démarquer deux majeures.
La première consiste à prononcer des peines. Sur cet aspect-ci, j’ai du mal à comprendre quelles synergies il serait possible de créer en mettant magistrats et forces de l’ordre sous la coupe d’un même ministère. La deuxième activité, exercée par le parquet et le juge d’instruction, c’est la direction d’enquête. Je suppose que dans l’idée des défenseurs de cette réforme, il s’agit de faciliter le travail entre ces fonctions et celles occupés par les policiers ou les gendarmes. Il convient de rappeler qu’un policier (ou un gendarme) est de toute façon sous l’autorité d’un magistrat, d’un procureur ou d’un juge d’instruction quand il enquête. Rassembler tout ce petit monde sous un seul et même ministère n’apporterait donc pas grand chose. Hiérarchiquement, le policier-enquêteur est sous le contrôle du magistrat, avec ou sans fusion des ministères.
Sans oublier un élément essentiel : cette idée est irréaliste. Premièrement, dans la mesure où elle fera face à de très fortes résistances de la part des deux côtés. Les magistrats n’accepteront pas de voir leur indépendance mise en cause. De plus, j’ai peur que nous ne réalisions pas ce que représenterait une fusion des administrations de la place Beauvau et de celles de la place Vendôme. Il faut complètement refonder l’organisation administrative de la Justice, mais également celle de la sécurité intérieure. C’est proprement irréalisable.
Pour quelles raisons pourrait-on vouloir l’un de ces deux modèles (gendarmerie et police rassemblée ou un seul ministère pour la Justice et l’Intérieur) ? Qu’est-ce qui peut motiver ces idées ?
Dans l’immédiat, rassembler la police et la gendarmerie pourrait représenter un bénéfice en terme de mutualisation des moyens. Les marchés publics de l’armement, pour ne citer qu’un cas parmi d’autres, sont passés en commun. Cela permet des économies d’échelle. Idem pour certaines formalisations spécialisées, mutualisées entre la police et la gendarmerie. En outre, il n’est pas totalement absurde que les forces de sécurité intérieure soient coordonnées par une même personne, quand bien même elles agissent sur des terrains différents, gardent leurs spécificités et leurs directions générales. En matière de coordination et de synergie opérationnelle, cela peut aussi avoir un intérêt. Rassembler les forces de police, de gendarmerie, de douane et l’administration pénitentiaire, c’est pertinent dans la mesure où il s’agit de forces présentes pour faire appliquer la loi. Dans un cas comme dans l’autre, on reste dans l’idée de lutter contre la criminalité.
L’extension à la Justice vient probablement d’une inspiration en provenance d’Italie. Dans le modèle Italien, la police judiciaire (et la police judiciaire uniquement) travaille directement sous l’autorité du ministère de la Justice. Au fond, l’idée de mettre des services différents sous une même chaîne hiérarchique, c’est viser à une meilleure coopération, un meilleur coordonnement, de meilleurs résultats, mettre un terme aux rivalités et aux tensions qui opposent policiers et magistrats pour, à terme, une meilleure sécurité pour les Français. Je crains néanmoins que ce soit factice, puisque comme dit précédemment il y a tout un pan de métiers qui est beaucoup trop différent pour mettre en place une coordination ; et un autre pan où le cadre juridique existe déjà et où il est extrêmement clair. Etant donné les obstacles administratifs gigantesques qu’il faudrait remonter, je ne vois pas l’intérêt d’une fusion entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice.
Source : Atlantico
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