Que voulez-vous faire d’un flic dépressif?
La marche de la colère, c’est une noble cause. J’ai toujours voulu devenir policier mais ça m’a esquinté. J’ai fini par me dire: “Ceux qui se flinguent ont raison, parce que là j’ai une vie de merde…”
Cela fait une dizaine d’années que je suis entré dans la police. J’ai toujours été affecté en Île-de-France, dans des quartiers épargnés par les violences urbaines. Ce que j’ai toujours eu envie de faire faire, c’est de l’investigation.
J’ai voulu devenir policier parce que j’avais envie d’être utile aux autres. J’ai été scout dans mon enfance, mon père a été scout toute sa vie. Et dans la loi scout, le plus fort protège le plus faible. Je me suis donc dit que si j’avais une certaine force d’esprit, je devais la mettre au service des autres.
À l’époque où j’ai commencé dans la police, les commissaires étaient des flics, pas des super-DRH ou des gestionnaires d’entreprise. Quand on faisait une connerie, eh bien on se faisait engueuler. Et quand il y avait des dossiers qui n’avançaient pas, on nous demandait pourquoi et on le justifiait. C’était des commissaires qui savaient récompenser par un écrit dans le dossier individuel, une petite lettre de félicitations quand on avait sorti une belle affaire. Ça ne mangeait pas de pain quoi.
Je ne suis plus qu’un gratte-papier. On ne me demande presque plus de faire mon métier, mais on me demande de faire du chiffre, et de la quantité.
Je n’ai pas connu au début de ma carrière ce que l’on appelle la politique du chiffre. C’est venu bien après. Depuis que je suis en commissariat, je suis en unité judiciaire de proximité, où je fais ce que beaucoup appellent injustement “le petit judiciaire”. Rien de passionnant, mais je fais mon travail. Il faut aller très vite, avec des journées de prise de plainte, le portefeuille de dossier. Je m’y suis mis à fond. Il y a des victimes derrière qui comptent sur nous… Mon travail, c’est d’être fonctionnaire de police. Il y a beaucoup de collègues qui ne sont plus que fonctionnaires, moi je suis policier.
Je réalise que je fais un métier par passion, mais que je ne suis plus qu’un gratte-papier. On ne me demande presque plus de faire mon métier, mais on me demande de faire du chiffre, et de la quantité. On est dans l’improvisation. Ça n’a plus aucun sens, mais au moins on a de bons chiffres et l’administration est contente.
Sauf que nous, on n’est pas comme Peugeot: on n’a rien à vendre. On doit assurer la sécurité des biens et des personnes, et ça c’est une mission gratuite, une mission régalienne. On a une obligation morale de résultats, mais on ne produit pas de valeur ajoutée, on n’est pas en concurrence, on ne doit pas faire de profit. On est un service public.
C’est un métier qui m’a esquinté. Et pourtant, c’est un métier que j’aimais profondément. Tous les policiers sont d’accord pour vous dire qu’ils aiment ce métier et l’institution, mais qu’ils détestent l’administration.
En 2018, j’ai fait un burn-out. À un moment, tout lâche. Je suis arrivé au travail et je me suis mis à trembler comme une feuille. Je suis monté dans le bureau du patron et je me suis mis à pleurer. J’ai été désarmé immédiatement, puis mon médecin m’a arrêté pour deux mois et demi. J’ai demandé l’aide d’une psychologue de la police pour préparer une reprise douce, et je suis revenu au bureau, reposé certes, mais sous médicaments. Et quand je suis revenu, j’ai eu l’impression de le payer. Des collègues m’ont fait passer pour un branleur (dans mon dos, évidemment) alors que je suis passionné par mon métier et que j’ai toujours tout fait pour ne pas donner une image négative. De toute façon, il n’y a jamais de bon moment pour se faire arrêter plusieurs semaines. Ça aura forcément un impact sur le groupe, notamment pour les congés. Quand on y regarde bien, en début d’année il y a les vacances de février, puis les vacances de printemps, le week-end de Pâques, les ponts du mois de mai, les deux mois d’été, la rentrée scolaire, la Toussaint, les vacances de Noël. Si on attend le bon moment pour s’arrêter, il n’arrivera de toute façon pas. J’ai eu beaucoup de mal à me remettre de tout cela. Peut-être que la dépression couvait déjà, et que je n’ai pas correctement été diagnostiqué. Je n’en ai aucune idée.
Il a fallu faire avec les piques et les attaques de certains collègues, puis avec le sentiment que rien n’avance. Faire du boulot débile, qui n’a plus aucun sens. Et au bout d’un moment, vous commencez à penser à la mort.
J’ai finalement été ré-armé, puis j’ai à nouveau été arrêté il y quelques mois. Ça avait repris quelques semaines plus tôt. On me reprochait des retards le matin parce que j’emmenais mes enfants à l’école. J’ai fini par me rendre en uniforme au travail, chose que je ne faisais jamais, pour ne pas avoir à aller au vestiaire et ne pas perdre de temps. Je me retrouvais à arriver à 7h30 pour une prise de service à 8h30 tellement j’avais peur de cette pression. Et là, j’étais tout seul dans le bureau, à pleurer en attendant les autres. On cogite énormément…
J’arrivais en pleurant le matin au travail, je pleurais le soir en rentrant à la maison. Et le dimanche après-midi, je ne vous raconte même pas: j’en étais au point d’aller me coucher, de dormir pour échapper à ce sentiment terrible qui vous saisit avant la reprise du lundi.
C’est quelque chose de profond, où vous sentez votre énergie qui vous lâche complètement. Ce n’est pas un manque de sommeil, c’est plutôt l’inverse. À partir du moment où vous mettez la tête sur l’oreiller, vous sombrez dans le coma. Le matin quand vous vous réveillez, au lieu de vous souvenir quelques instants d’un rêve amusant ou au pire d’un cauchemar, il n’y a rien du tout. Quand vous vous couchez le soir, vous êtes anesthésié, et quand vous vous levez le matin -parce que vous êtes obligé de vous lever-, vous êtes tiré de votre sommeil profond par votre réveil. Vous avez des maux de tête incroyables, la nausée, et puis déjà l’envie de pleurer. Dès le réveil.
C’est difficile. Il a fallu faire avec les piques et les attaques de certains collègues, puis avec le sentiment que rien n’avance. Faire du boulot débile, qui n’a plus aucun sens. Et au bout d’un moment, vous commencez à penser à la mort.
Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois, comme un flash. C’était un mardi, et j’étais rentré la veille de vacances. J’avais déjà été désarmé. Je ne me disais absolument pas “Je vais en finir et ce sera terminé”. C’était plutôt: “Ceux qui se flinguent ont raison, parce que là j’ai une vie de merde…” C’est une pensée qui ne dure qu’une fraction de seconde. Et à ce moment-là, j’ai réalisé que quelque chose n’allait pas. Qu’il était temps d’arrêter. Et je me suis dit: “Demain je vais chez le médecin, et je vais tout lui raconter.”
Ce flash m’est arrivé, puis je l’ai oublié. Mais fort heureusement, je m’en suis arrêté là. Parce qu’ensuite l’idée revient. Ça fait quand même des mois que je me remets en question, que je me repasse le film, et que je me dis “Ah ouais, quand même…” On s’est engueulés avec ma femme au mois de juin, et dans la colère je lui ai avoué que j’avais pensé à la mort. Et que si je l’avais fait je me serais mis une balle dans le cœur pour ne pas être défiguré. Le projet suicidaire non, mais l’idée de la mort, je suis convaincu qu’on finit par y penser…
Quand j’ai été arrêté à nouveau, des collèges m’ont avoué qu’ils m’avaient vu mort. Une collègue m’a dit: “Heureusement que tu t’arrêtes, j’ai cru que tu allais grossir le compteur de la honte.”
Maintenant je peux le dire: heureusement que ma hiérarchie était là. Quand ils ont vu que je n’allais pas bien, ils ont pris les devants et ont demandé à ce que je vois le médecin du travail. Il m’a dit que j’étais en rechute complète, qu’il me mettait en arrêt un mois, le temps que je vois le psychiatre de la police.
Quand j’ai été arrêté à nouveau, des collèges m’ont avoué qu’ils m’avaient vu mort. Une collègue m’a dit: “Heureusement que tu t’arrêtes, j’ai cru que tu allais grossir le compteur de la honte.” Ma femme a eu très peur aussi. Quand le médecin m’a mis en inaptitude pendant un mois, elle m’a dit qu’elle était soulagée. Mes parents étaient soulagés. Ils me l’ont dit pourtant, que je devais m’arrêter. Tout le monde me l’a dit. Mais je n’écoutais personne.
Pourquoi je vous raconte mon histoire? Parce que ça me fait du bien d’en parler, déjà. Et puis parce qu’il faut que les collèges réalisent que ce n’est pas une fatalité d’aller mal dans la police. Même si on a une étiquette de branleur, on fait avec, ce n’est rien. On a le droit de ne pas aller bien. On ne se met pas en arrêt volontairement. C’est un médecin de l’administration qui décrète une inaptitude et qui nous prescrit un arrêt de travail. Le désarmement, l’inaptitude ne sont que temporaires, le temps de se soigner.
Ma femme s’inquiète tous les jours pour moi. Il y a des jours où elle me voit et où je ne suis pas bien, elle est totalement désemparée. Mes parents, c’est la même chose. Ils prennent régulièrement des nouvelles et voient quand ça ne va pas. Je n’ai de toute façon jamais rien su cacher. Quand quelque chose ne va pas chez moi, mes proches le savent tout de suite. Mes parents, ma femme me voyaient totalement épuisé, en train de dépérir. Ils m’ont vu sombrer.
Il y a quelques mois, je suis rentré à la maison armé. J’ai un coffre-fort dans lequel je rangeais mon arme, mais pas seulement. Un soir où ça n’allait pas spécialement, j’ai eu besoin de quelque chose dans ce coffre. En entendant les bip de la serrure électronique, ma femme a déboulé à une vitesse incroyable en pensant que j’allais faire une connerie. Ma famille a eu très peur pour moi.
Les deux-trois premiers mois d’arrêt, je ne voulais plus entendre parler de la police. Rien que d’entendre un deux-tons, ça me foutait des angoisses. Les médicaments que je prends ont des effets secondaires très fatigants, ils sont usants pour le moral. Mais ça va mieux que depuis mon arrêt, malgré des moments de profonde mélancolie ou d’angoisse. Je m’occupe de mes enfants, je les vois grandir. Je prends soin de ma petite femme. Je m’occupe de moi aussi, je fais de la peinture, j’écris, je lis, j’essaie de rencontrer du monde. J’essaye de me sortir de tout ça.
Aujourd’hui, je ne me sens absolument pas prêt à reprendre le travail, ça m’angoisse. Depuis mon arrêt maladie, on a augmenté quatre ou cinq fois mon traitement en antidépresseurs. Et il a fallu que je change de psy, donc je vais devoir remettre des choses en place. Je vais chercher une reconversion, et je pense que j’ai absolument besoin de faire autre chose. J’ai appris qu’un poste m’attend quand je reviendrai. Mais je le perçois comme une mise au placard. Il n’a rien à voir avec mes aspirations professionnelles. Bah oui, que voulez-vous faire d’un flic dépressif? C’est un flic qui ne sera pas armé, qui ne sera pas complètement opérationnel et il va se passer des longs mois avant qu’il se reconstruise pleinement. Et puis il y a le manque de considération, le manque de reconnaissance ou plus exactement l’absence de reconnaissance… Mais tout cela aura été un mal nécessaire, et surtout salvateur.
Le jour où je suis parti en arrêt maladie, ma hiérarchie m’a reçu. Quand j’ai évoqué un projet de reconversion dans la boîte, on ne m’a pas spécialement encouragé dans ce sens, j’ai plutôt ressenti l’inverse. Je suis rentré en larmes à la maison, et je suis allé voir mon médecin en racontant qu’on m’avait dit que j’étais quelqu’un de faible. Encore aujourd’hui, ma femme me répète sans arrêt que je ne suis pas quelqu’un de faible, mais que je suis quelqu’un de malade. Il me faut du temps pour l’accepter. Et il y a encore des jours où je me dis que je ne suis plus bon à rien.
La marche du 2 octobre, c’est une noble cause. Une très noble cause. Mais je suis beaucoup plus circonspect sur les effets qui suivront. La ligne verte SOS suicide pour les policiers, c’est très bien par exemple. Mais le fond du problème n’est pas traité. Si quelqu’un a des douleurs à cause d’un cancer, s’en occuper avec des anti-douleurs c’est bien, mais le fond du problème n’est pas traité. Il faudrait repenser totalement le fonctionnement au sein de la police, se pencher sur les problèmes de management, sur la politique du chiffre qui pousse les gens à faire des conneries, qui finissent pas se mettre en danger. Est-ce que cette marche changera les choses? Je ne sais pas.
Il faudrait repenser totalement le fonctionnement au sein de la police, se pencher sur les problèmes de management, sur la politique du chiffre qui pousse les gens à faire des conneries, qui finissent pas se mettre en danger.
Aujourd’hui, il faut qu’il y ait une réelle information sur ce qu’est la dépression, sur le burn-out, sur ce que sont ces pathologies. Et ce dès la formation initiale. Ce mal n’arrive pas qu’aux autres. Avec le métier que nous avons, de plus en plus difficile, en totale perte de sens, face à la montée de l’animosité vis-à-vis du métier, nous sommes tous concernés. Il ne faut surtout pas que les agents de nos forces de sécurité se demandent pour quoi ils vont passer s’ils admettent qu’il ne vont pas bien.
Je suis marié, j’ai une femme qui est extraordinaire, on a des enfants, on est propriétaires de notre maison, jusqu’ici on n’a pas de problèmes d’argent, on a mes parents juste à côté par rapport à des collègues qui sont loin de leur famille… Ma vie privée va parfaitement bien. Elle n’est pas idyllique, mais elle est harmonieuse. Dans mon cas, c’était uniquement le boulot qui n’allait pas. La police, ce sont des hommes et des femmes. Derrière les uniformes, derrière les cartes de police, ce ne sont pas des machines. Quand un effectif ne va pas bien, il faut l’inciter à parler et que le N+1 n’hésite pas à rendre compte dès les premiers signes. Les policiers doivent entretenir une cohésion solide au sein d’un groupe. Et puis nous avons la chance d’avoir des psychologues qui peuvent nous recevoir de façon anonyme. Il faut que les collègues comprennent que leur chef de service ne sera pas informé (sauf péril concernant le fonctionnaire). Il faut aussi que la hiérarchie agisse immédiatement, dès les premiers signes. Peut-être que d’assigner un psychologue dans chaque service serait une bonne chose.
Source : Le Huffpost
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