Quand les sons et la musique permettent de contrôler les foules
Par Thierry De Cruzy, journaliste ♦ Certaines découvertes technologiques ont des conséquences profondes (domestication du feu, agriculture, écriture, roue, métallurgie, poudre, imprimerie, …). Aujourd’hui elles se succèdent si rapidement que l’homme semble incapable d’en apprécier les impacts. Revenons sur les conséquences de quelques ruptures technologiques dans le domaine du son.
Le son a un caractère particulier et la science est, pour une fois, en accord avec toutes les cosmogonies pour reconnaître qu’un son est à l’origine du monde. Il faut attendre le XIXe siècle pour découvrir l’enregistrement et le début du XXe siècle pour celle de la TSF. En 1909, Marconi reçoit le prix Nobel de Physique avec l’Allemand Braun, il sera ensuite membre du Grand Conseil fasciste. Dans les années 1920, le fabricant italien Magneti Marelli est connu pour ses appareils d’amplification sonore. Ces innovations aggravent la rupture opérée par la 1re Guerre mondiale marquant la fin des kiosques à musique et des chanteurs de rue, la fin de la chanson de métier et de la chanson traditionnelle. Même si certaines pratiques vont perdurer, leur disparition est actée. C’est aussi l’arrivée du jazz, qui permet le déplacement du centre de gravité culturel “occidental”, de la vieille Europe vers les Etats-Unis. L’enregistrement va profondément transformer le rôle de la musique, tel qu’il fut pendant des millénaires. On passe d’une musique naturelle, vivante, entretenue par les communautés suivant leurs besoins et leurs compétences esthétiques, à une musique figée dans l’enregistrement, morte, sous le contrôle de l’industrie musicale et de la finance mondialisée. Les sociétés passent de la musique servant à l’entretien des liens collectifs, à une musique écoutée individuellement, ouvrant sur le conditionnement des populations. Les historiens abordent l’arrivée au pouvoir de mouvements totalitaires au début du 20e siècle dans leurs causes économiques et idéologiques, il faut reconsidérer le contexte technologique. Lénine disait : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». La TSF a donné pour la première fois à des chefs politiques, un moyen se faire entendre jusque dans l’intimité de la famille, cellule de base de la société. Cette rupture technologique est complétée par l’amplification rendant possible les rassemblements de masse. Les révolutionnaires échouent sur le Champ-de-Mars, faute de moyens technologiques pour se faire entendre, le NSDAP réussit parfaitement à Nuremberg grâce à l’amplification. L’amplification du son inaugure l’ère du contrôle des foules.
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Musique vivante contre musique artificielle
L’enregistrement et la transmission du son ont profondément transformé le rôle de la musique. La chanson passée en boucle, antérieurement sur les radios, maintenant par n’importe quel support, est gravée dans les mémoires. N’importe quel “McDo” musical finit par s’imposer par cette méthode — ce qui était impossible avant l’enregistrement —, avec des effets similaires sur le cerveau que cette alimentation sur l’organisme, sans que personne ne s’en préoccupe. Alors que jusque-là les populations écoutaient et pratiquaient des musiques vivantes, la grande majorité des musiques écoutées actuellement sont des musiques mortes, figées dans l’enregistrement. Cette rupture est d’ordre civilisationnel. En effet, la musique est un outil d’harmonisation des communautés. On chante pour le plaisir, mais on a moins conscience que l’on chante pour se mettre en phase avec les autres. Ainsi l’écoute individuelle a des conséquences catastrophiques pour l’entretien des liens collectifs. Un seul exemple : la commercialisation du microsillon intervient à l’époque de la réforme liturgique de Vatican II et la relégation du grégorien, le plus ancien répertoire musical vivant de la civilisation européenne (de l’humanité ?). L’enregistrement a contribué à l’effacement de cette longue mémoire musicale et à la fracturation de la famille. Avec le microsillon, chacun peut écouter ce qu’il veut, opérant une rupture entre les générations là où la musique servait antérieurement de lien.
On peut aussi observer qu’au XIXe siècle l’urbanisation, conséquence de l’industrialisation, avait contribué, à l’effacement des répertoires traditionnels, incitant les grandes campagnes de collectes ouvertes par le Barzaz-Breizh de La Villemarqué puis les publications de recueils de chansons. Après la 1re GM, les scouts vont faire revivre ce répertoire dans leurs mouvements, mais ce sont surtout les Chantiers de jeunesse pendant la 2e GM qui vont l’enseigner auprès des nouvelles générations. Arrivé au début des années 70, le courant folk anglo-saxon, utilisant l’enregistrement et l’amplification plutôt que la pratique vivante, va contribuer à sa sclérose et à sa disparition. Actuellement, les militaires sont les tout derniers à entretenir un répertoire de chants de métier vivant.
La musique, outil d’harmonisation des communautés
Les qualités acoustiques d’un enregistrement font illusion car elles sont bien souvent meilleures qu’une écoute en salle, troublée par les bruits parasites. Mais il faut avoir pratiqué, un tant soit peu la musique vivante pour apprécier la différence. La pratique d’un instrument en public oblige l’assistance au silence. Il s’établit alors des échanges entre les musiciens et le public et au sein du public. Ces échanges résultant de l’écoute de la musique entretiennent des liens collectifs et participent à l’harmonisation des communautés et donc de la société dans son ensemble. Inversement, l’enregistrement fige l’exécution dans une interprétation esthétiquement séduisante, mais sans relation possible avec ceux qui l’écoutent. Cette absence d’échanges enferme les individus dans un « onanisme culturel » stérile et corrosif pour les liens collectifs. La sonorisation artificielle détruit le rapport naturel, humain, à la musique. Ce phénomène est aggravé par l’amplification. Conçues et utilisées pendant des siècles pour la voix naturelle, les églises sont maintenant sonorisées. L’amplification crée un clivage entre celui qui tient le micro, l’autorité, et celui qui écoute sans pouvoir répondre puisqu’il n’a pas la puissance sonore. Pouvant faire illusion, la technique est largement utilisée dans le cadre politique, contribuant à la perte de crédibilité du personnel et des élus. Elle a contaminé tous les milieux professionnels, universitaires, judiciaires, religieux, etc., le micro devenant l’attribut de l’autorité. Alors que les manifestations revendicatives étaient animées de slogans scandés par les militants, l’amplification a couvert les voix de sa puissance au point que les organisateurs en arrivent à distribuer des bouchons d’oreille. Les militants, mais à travers eux le peuple tout entier, ne peuvent plus se faire entendre.
Des usines à émotions
Parallèlement, d’énormes concerts sont organisés. Dès 1969, le rock montre sa capacité de mobilisation avec le festival de Woodstock (450.000 spectateurs) et l’année suivante celui de l’île de Wight (600 à 700.000 spectateurs). Ces rassemblements musicaux sont rendus possibles par l’amplification. Il offrent la possibilité de créer des émotions qui marquent à vie tous les participants les rendant dépendants des modèles culturels diffusés. En 1985, après l’échec du Programme commun qui avait permis à la Gauche de revenir au pouvoir en France, le gouvernement socialiste organise un grand concert, place de la Concorde, afin de garder l’ascendant sur la jeunesse. Conseiller du Président Mitterrand et grand connaisseur du rôle de la musique (Bruits, 1977, Livre de poche, 284 pages), Jacques Attali n’a jamais caché son influence sur le projet. Quelques semaines plus tard, les concerts Live Aid ont lieu simultanément à Londres et Philadelphie, sous le prétexte de lutter contre la famine en Ethiopie et pour réunir des fonds contre le SIDA. Grands concerts et festivals sont encadrés par les autorités pour ne laisser intervenir que les artistes qui entrent dans le moule conçu par les commanditaires.
La transe pour tous
Comme l’avait relevé Jean-Jacques Rousseau « les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement comme sons, mais comme signes de nos affections » (Essai sur l’origine des langues, éd. Ducros, 1970, p. 163), la musique a donc des effets sur le psychisme. On retrouve notamment ces effets psychiques dans les rave parties où la mélodie est réduite au minimum pour laisser la place au contrôle précis des rythmes (BPM, battements par minute) et des fréquences permettant aux teufeurs de tenir plusieurs jours. Ces effets sont utilisés dans les phénomènes de transe et n’ont donc rien de nouveau (Gilbert Rouget, La Musique et la transe, Gallimard, 1990, 621 pages). Ils utilisent la musique pour “sortir de soi”, échapper à la réalité, l’usage de drogues facilitant le processus. La technologie a juste permis une “démocratisation” de ces pratiques, à l’origine réservées à des spécialistes (chaman, sorcier, homme-médecine, …) et soigneusement encadrées. Mises à la disposition de la jeunesse sans discernement, elles sont aggravées par l’emploi de formules magiques dont la signification a été oubliée. Dans toutes les religions la prononciation, l’émission sonore d’une formule rituelle, vaut l’adhésion à sa signification, comprise ou non. On retrouve ainsi dans certaines chansons des formules qui reprennent d’anciens rituels assyriens et égyptiens déjà dénoncés sous la Rome antique par Jamblique (250-330). Ces « onomata barbarika » avaient été réintroduites dans la culture européenne par l’occultiste John Dee, conseiller de la reine Elisabeth Ire d’Angleterre. Ces formules sont reprises ensuite par les mages Aleister Crowley et Anton LaVey, influençant de nombreux groupes de rock (Beatles, Rolling Stones, Led Zepplin, Black Sabbath, Alice Cooper, AC/DC, …), pour être incorporées dans les chansons écoutées en boucle et chantées par les spectateurs, agissant sur leur psychisme comme des mantras. Ce qui relevait de la magie est devenu une technique de conditionnement ordinaire, facilitée par l’emploi de drogues et l’inculture des participants (P. Benoît Domergue, La musique extrême – un écho surgi des abîmes, éd. François-Xavier de Guibert, 2004, 194 pages). Si les profanations de cimetières peuvent s’apparenter à des rites, ce sont aussi et surtout des attaques contre le sacré collectif le plus essentiel, car le culte des morts est à l’origine de toute civilisation. Derrière le folklore de symboles, de postures et de chants, il y a bien des techniques opérationnelles qui visent la jeunesse et affectent les repères collectifs.
Derrière la musique gratuite…
Pour se replacer dans le rôle d’harmonisation de la musique, c’est seulement en 1845 que l’armée française met au point l’orchestre de plein air sur la proposition d’Adolphe Sax, elle permet une diffusion des grandes compositions européennes non seulement sur le continent européen, mais à travers toute la planète, un phénomène inconnu jusque là (Thierry Bouzard, L’Orchestre militaire français, éd. Feuilles, 2019, 360 pages). Actuellement, la grande musique classique est attaquée par la “cancel culture”, pendant que les musiciens dissidents sont dénoncés par les antifas et cantonnés à des audiences insignifiantes, et que de la musique gratuite est fournie aux populations pour assurer leur dépendance. Aujourd’hui, un simple arrangeur de sons est en mesure de dépasser en notoriété les plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, contribuant à leur future relégation. En matière de musique, le totalitarisme est déjà opérationnel. La modification du traitement du son a donc affecté les rapports sociaux, ouvrant la voie au contrôle social. Il est confirmé par l’émergence du réseau TikTok, l’audience planétaire d’artistes sud-coréens traduit un déplacement du centre de gravité culturel de la planète, alors que la Chine est l’usine du monde et qu’elle a déjà mis en place le contrôle social de ses populations. La musique accompagne le développement des sociétés.
Thierry De Cruzy
06/01/2022
Source : Polemia
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