Pour la Cour de cassation, participer à une manifestation non déclarée n’est pas une infraction
Par Ariane Griessel
Publié le vendredi 15 juillet 2022 à 07h02
Saisie par huit habitants de la région de Metz, la Cour de cassation a rendu, mi-juin, une décision majeure pour les futurs mouvements sociaux : selon la plus haute juridiction, une personne ne peut se faire verbaliser pour avoir simplement participé à une manifestation non déclarée.
23 mai 2020, début du déconfinement. Une manifestation se prépare pour la défense du service public, et les membres de la « Chorale révolutionnaire » de Metz décident de répéter en centre-ville. « En petits groupes pour être moins de dix, distants entre chanteurs d’1,50 mètre à deux mètres, et masqués« , précise Xavier Phan Dinh, membre de la formation. Mais la quinzaine de chanteurs n’a pas vraiment le temps de donner de la voix : tous sont rapidement verbalisés par la police, au nom d’un arrêté pris la veille par le préfet, interdisant tout regroupement sur la voie publique. « L’un d’eux m’explique qu’il est interdit de ‘revendiquer’, avant que l’un de ses collègues le corrige en précisant qu’il est interdit de ‘manifester’. Ce quiproquo est révélateur, selon moi« , se souvient Xavier Phan Dinh.
Décidés à défendre « un droit fondamental, celui de s’exprimer, certes en chantant, et surtout le droit de manifester« , le choriste et sept de ses camarades décident de contester ces amendes, dans un premier temps devant le tribunal de police, dédié aux affaires donnant lieu à des contraventions. Divisés en trois groupes confrontés à trois juges différents, les choristes voient tous leurs amendes confirmées par le tribunal, mais à des montants allant decrescendo : de 135 euros pour les premiers dont le cas est examiné, à onze euros pour les derniers. « A mon humble avis, c’était pour nous diviser ou pour nous dissuader d’aller en cassation« , analyse Xavier Phan Dinh. Dans tous les cas, les juges retiennent la participation à une manifestation non déclarée.
« Sous prétexte de limiter les regroupements sur la voie public au motif de freiner la propagation du virus, on en était venus à porter une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester« , détaille Xavier Sauvignet, l’un des avocats qui a accompagné la chorale dans sa démarche. Les choristes refusent d’en rester là. La loi ne permettant pas de faire appel d’une amende inférieure à 150 euros, ils se trouvent dans l’obligation de se pourvoir directement en cassation. La plus haute juridiction française leur donne alors raison.
« Une infraction qui n’existait pas »
« La Cour de cassation rend un attendu très clair qui vient dire que le tribunal de police avait condamné pour une infraction qui n’existait pas, c’est-à-dire la participation à une manifestation non déclarée. Et, en l’absence de texte, on ne peut pas condamner quelqu’un sur ce fondement-là« , détaille Me Sauvignet. « Ce que l’on peut retenir de cette décision, qui est une règle qui existait déjà mais qui est posée de manière très claire par cette autorité régulatrice qu’est la Cour de cassation, est qu’il est interdit de participer à une manifestation interdite, qu’il est également interdit d’organiser une manifestation non déclarée. En revanche, il n’est pas interdit de participer à une manifestation non déclarée« . En effet, dans son arrêt, la Cour précise que « ni l’article R. 610-5 du code pénal, ni aucune autre disposition légale ou réglementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée« .
Comment expliquer que la Cour de cassation intervienne aussi tard, alors que les manifestations se sont multipliées ces dernières années ? « Des gendarmes ou policiers peuvent facilement verbaliser quelqu’un sur un fondement qui n’est pourtant pas prévu par la loi. En revanche, il est très difficile de venir contester cette verbalisation, de savoir par quel biais saisir le tribunal« , analyse l’avocat. L’étape de la cassation est encore plus complexe, d’autant que les requérants n’ont que cinq jours pour saisir la juridiction. A cela s’ajoute la difficulté de financer les services d’avocats spécialisés. « Vous êtes, à toutes les étapes, dissuadés financièrement et intellectuellement de contester ce type d’amende« , ajoute-t-il.
« Un autre enjeu que le montant de l’amende »
En l’occurrence, les choristes ont fait appel à des particuliers, mais aussi des syndicats comme Sud ou la CGT, au Parti communiste, ou encore à la Ligue des Droits de l’Homme, qui les ont aidés à lancer une cagnotte en ligne pour financer les frais de justice. « Les avocats ont également fait un geste, en nous disant que le montant de la cagnotte leur suffisait, mais ça aurait dû coûter cinq à six fois plus cher« , souligne Xavier Phan Dinh, qui évalue l’action, habituellement, à environ 3.000 euros par requérant. « Lorsque nous nous sommes pourvus en cassation, la dame derrière le guichet m’a regardé et m’a dit ‘mais monsieur, l’amende est à onze euros, la cassation coûte énormément cher !’ Je pense qu’elle ne comprenait pas qu’il y avait là un autre enjeu que le montant de l’amende (…). Plus on avançait dans notre raisonnement, plus nous étions convaincus qu’il s’agissait-là de quelque chose d’absolument crucial à défendre : le droit de manifester est un droit qui l’emporte sur tous les autres. Si, demain, on ne peut plus exprimer son opinion en manifestant, tout peut nous arriver« .
Le 6 juillet, les choristes ont à nouveau uni leurs voix pour aller célébrer leur victoire en cassation. Ils ont défilé du palais de justice à l’hôtel de police. Une manifestation qu’en tant qu’organisateurs, ils ont dûment déclarée auprès des autorités.
Source : Radio France
Réforme des retraites : participer à une manifestation non déclarée est-il illégal ?
Alors que les manifestations spontanées en réaction au 49-3 se multiplient dans toute la France, avec des heurts particulièrement violents à Paris, la question de l’encadrement juridique du droit de manifester se pose. Participer à une manifestation non déclarée ne constitue pas un délit, mais la Préfecture de police assure que les manifestants arrêtés l’ont été pour des « infractions caractérisées. »
Le 21 Mar 2023
Par Louis Mollier-Sabet
Pour justifier les scènes observées dans des manifestations spontanées lors des soirées qui ont suivi l’activation du 49-3 par le gouvernement jeudi dernier, et les 287 arrestations en France ce lundi soir – dont 234 à Paris – Laurent Nunez, préfet de police de Paris, a déclaré sur BFM – TV ce mardi que ces manifestations « n’étaient pas déclarées, organisées. » Pourtant, le simple fait de participer à une manifestation non déclarée ou interdite n’est pas illégal, et ne peut justifier à lui seul d’une arrestation.
Le préfet de police poursuit en expliquant « laisser se dérouler tous les cortèges qui démarrent dans le calme » et « intervenir » en cas « d’exactions » seulement. Pourtant, jeudi dernier, place de la Concorde, 292 personnes ont été interpellées, et neuf ont finalement été déférées, un ratio qui pose question sur la pertinence des arrestations dans ces manifestations, puisque les exactions décrites par Laurent Nunez peuvent évidemment donner lieu à une judiciarisation. Mais alors, quel est l’encadrement précis du droit de ces manifestations non déclarées ou interdites en France ?
En France, les manifestations sont soumises à une déclaration préalable
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », peut-on lire à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La décision du Conseil constitutionnel du 4 avril 2019 considère explicitement que « le droit d’expression collective » des idées, comme la manifestation, découle de cet article 11 et que par conséquent, le droit de manifester est un droit fondamental.
Cependant, ce droit fondamental, aussi garanti par le droit international, est encadré par le droit français, et notamment le décret-loi du 23 octobre 1935, qui réglemente les manifestations sur la voie publique, et les soumet à une déclaration préalable. Cette déclaration doit être faite auprès de la mairie – ou de la Préfecture de police à Paris – et comporter certaines informations obligatoires sur les organisateurs, le motif de la manifestation ainsi que le parcours.
Le droit français laisse une assez grande marge de manœuvre aux autorités compétentes pour interdire une manifestation : celle-ci doit représenter un « réel danger » de troubles graves à l’ordre public et il ne doit pas exister d’autre moyen efficace que l’interdiction pour empêcher ces troubles. Une fois interdite, les organisateurs doivent être notifiés et peuvent saisir le juge administratif, qui peut statuer sur la proportionnalité de l’interdiction.
Mais la simple participation à une manifestation non déclarée ne constitue pas un délit
Par conséquent, une manifestation qui n’a pas été (correctement) déclarée ou qui n’a pas été autorisée devient – de fait – illégale. Mais, si elle se déroule quand même, c’est son organisation qui est punie par la loi. L’article 431-9 du Code pénal punit effectivement de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende l’organisation d’une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet de déclaration préalable, ayant été interdite légalement ou bien ayant fait l’objet d’une déclaration inexacte.
Tant que les forces de l’ordre n’enjoignent pas à la dispersion – tel que codifié par l’article L211-0 du Code de la sécurité intérieure, avec notamment deux sommations – la simple participation à une manifestation spontanée, même interdite, ne constitue pas un délit. En effet, l’article 431-3 du Code pénal précise que tout attroupement – rassemblement de personne sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public – peut être dispersé par les forces de l’ordre. Celles-ci doivent procéder à deux sommations avant la dispersion, sauf s’ils font l’objet de « voies de fait ou de violences », auquel cas ils peuvent « immédiatement faire usage de la force. »
Le préfet de Police assure que les manifestants ont été arrêtés pour des « infractions constituées »
Si participer à une manifestation non déclarée ne constitue pas un délit, théoriquement, une contravention de 4ème classe peut être délivrée : la désormais fameuse amende de 135 euros. Mais une décision de la Cour de cassation du 14 juin 2022 a conclu que cela ne s’appliquait pas à la seule participation à une manifestation non déclarée. Une manifestante avait été verbalisée pendant une manifestation interdite lors de l’état d’urgence sanitaire. Sans contester la légalité de l’interdiction de la manifestation, la Cour de cassation a tout de même jugé qu’aucune « disposition légale ou réglementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée », et qu’il ne pouvait donc pas donner lieu à une contravention.
Toutefois, ceci ne concerne que la simple participation à une manifestation non déclarée. Beaucoup d’autres motifs constituent des délits et justifient une arrestation dans une manifestation spontanée comme la dissimulation du visage lors de troubles à l’ordre public, la rébellion, l’outrage, le port d’une arme, la destruction du bien ou des violences commises à l’encontre des forces de l’ordre.
C’est ce que Laurent Nunez a expliqué à BFM-TV pour justifier les interpellations sans suites judiciaires de ces derniers jours : « On interpelle les gens pour des infractions qui – à nos yeux – sont constituées. Ensuite, c’est l’officier de police judiciaire (OPJ) qui décide du placement en garde à vue et, dans les 48h de la garde à vue, sous l’autorité du parquet, on essaie de matérialiser l’infraction. Mais 48h c’est court et parfois on n’a pas caractérisé l’infraction. On est dans un Etat de droit, c’est heureux, donc il n’y a pas de poursuite et un classement. »
Publié le : 21/03/2023 à 17:37 – Mis à jour le : 21/03/2023 à 17:37
Crédits photo principale : Sebastien SALOM-GOMIS/SIPA
Source : Public Sénat
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