Pays à l’arrêt, Français dans la rue : et si c’était Macron, le problème ?
Le malaise
Comment diable en arrive-t-on à mettre entre 800 000 et 1 500 000 personnes dans la rue, en un mouvement social recueillant entre 60 et 70 % d’opinions favorables, avec une réforme qui était majoritairement souhaitée par le pays ? Problème de « pédagogie », répondent les spécialistes de la politique vue comme l’art de conduire le troupeau. D’autres tentent d’alerter sur les maladresses de l’exécutif, comme cette ministre : « Certains retraités ont même cru qu’ils étaient concernés. C’est dire ! » « Jean-Paul Delevoye est trop technicien, ajoute-t-elle. C’est le problème avec ceux qui maîtrisent parfaitement un sujet. Ils deviennent incompréhensibles. Il n’y a pas eu de mise en perspective, on a perdu les gens. » Mais peut-on réduire cette gabegie à un simple malentendu ? Les syndicats n’ont même pas attendu de savoir ce qu’il y avait dans la réforme pour manifester ? Mais ceux qui sont descendus dans la rue l’ont-ils fait seulement contre cette réforme ? Le malaise des enseignants est symptomatique. Celui des personnels hospitaliers aussi. Mais, surtout, les slogans parlaient d’eux-mêmes.
Quand il est convaincu d’avoir raison, il s’accroche. En fait, il est convaincu de sa mission, convaincu qu’il n’y a que lui qui puisse l’accomplir.
Olivier Duhamel
Le soutien de l’opinion également. Les Français envoyaient un message à Emmanuel Macron. Un an après le début du mouvement des « gilets jaunes », ils essayaient une nouvelle fois de raconter leurs difficultés, leur impression de voir disparaître toutes les conquêtes sociales du XXe siècle et d’être les dindons d’une farce pour laquelle ils n’ont jamais explicitement voté. Les inégalités entre territoires, la désertification d’une partie du pays, l’impossibilité de se loger à un prix décent et à une distance acceptable de son lieu de travail, la disparition progressive des services publics, l’état dramatique des infrastructures… C’est à tout cela que la politique d’Emmanuel Macron semble incapable de répondre. Et les allers-retours, les contradictions et les ambiguïtés sur les arbitrages autour des retraites ne sont qu’une illustration d’un dysfonctionnement plus général.
Force du narcissisme
Illusion d’optique, plaide le politologue Olivier Duhamel. « Il faut refaire la chronologie pour comprendre ce qui s’est passé. Quand il lance ça en campagne, tout le monde considère qu’il n’y a pas de problème paramétrique. Les médias construisent des récits qui n’ont rien à voir avec le réel. En 1995, il y a avait eu deux récits successifs : d’abord, de façon unanime, ils ont expliqué que c’était une réforme formidable, puis, de façon tout aussi unanime, ils ont dénoncé un pouvoir arrogant et droit dans ses bottes. Là, tous les médias répètent : “Quelle erreur de ne pas l’avoir faite dès le début !” Mais pas un n’a soutenu, depuis deux ans, qu’il fallait la faire. En fait, à sa place, tout le monde aurait agi de la même façon. » Emmanuel Macron, victime du caractère moutonnier des médias ? A tout le moins peut-on considérer que, s’il y a préjudice, il n’est que récent. Mais celui qui conseilla le candidat en campagne ajoute, comme un ultime plaidoyer : « Il n’a pas le pragmatisme d’un Chirac ou d’un Hollande. Quand il est convaincu d’avoir raison, il s’accroche. En fait, il est convaincu de sa mission, convaincu qu’il n’y a que lui qui puisse l’accomplir. »
Ce qui explique les tensions actuelles ? L’isolement d’Emmanuel Macron et la dominance de son cerveau techno
Un ancien proche
S’il y a un « problème Macron », c’est bien là qu’il faut le chercher. Dans le parcours de ce garçon qui a vu se pâmer tous ceux qu’il a croisés. Il faut admettre qu’il sait jouer de son intelligence, de ses aspirations sincères de jeune homme qui se vit, non pas tant comme un écrivain que comme un personnage de roman. Force du narcissisme.
Lui qui prétendait tout bousculer ne fait que perpétuer
On pourrait voir un étrange paradoxe dans la coexistence, chez lui, de cette fibre littéraire qu’il met en avant à travers les auteurs les plus éloignés possible des vanités de ce monde, Colette, Giono, et son obsession forcenée de se forger dès ses études des réseaux devant lui assurer, au choix, la réussite ou la fortune. Il n’est besoin que de lire les excellentes enquêtes de Marc Endeweld (l’Ambigu Monsieur Macron et le Grand Manipulateur) pour avoir un portrait saisissant de ce milieu mêlant les intérêts privés et le supposé service de l’État dans un mélange des genres effarant. Aucun paradoxe, affirme pourtant un ancien proche. « C’est un personnage plus complexe que l’image qu’il projette. L’exercice du pouvoir amène une simplification terrible. Mitterrand a souffert de la même réduction. » Mais, finalement, le même reconnaît en creux que cet amour de la littérature, ces références récurrentes aux lectures de sa grand-mère, ne pèsent rien à côté des dogmes de l’énarque et banquier d’affaires.
Emmanuel Macron n’est que la reproduction de ses prédécesseurs. Lui qui prétendait tout bousculer ne fait que perpétuer. « On est face à la répétition du même, comme si aucune leçon n’était retenue des échecs précédents. C’est comme ça. Les technos se croient élus pour faire une réforme des retraites. Ce qui explique les tensions actuelles ? L’isolement d’Emmanuel Macron et la dominance de son cerveau techno. L’énarque bouffe le khâgneux et ne lui laisse aucune grâce. Il y a là une véritable dimension tragique. » Certes, l’homme est surprenant. Ce côté bravache, d’abord, très « cour de récréation », ce besoin de se mesurer : « Parfois, explique l’un de ses interlocuteurs réguliers, quand il prend la parole sur un sujet, il dit : “Tiens, cela va emmerder Ruffin.” Et ça ne rate pas, on voit Ruffin qui rapplique immédiatement à la télé. Cela le fait beaucoup rire. »
Cette façon, aussi, de s’encanailler, d’oublier la fonction qui l’obsède habituellement, le temps d’un selfie avec des jeunes gens dépoitraillés, a quelque chose de consternant. Les impératifs de la communication suffisent-ils à expliquer les images de ce président goguenard, entouré de danseurs en débardeur résille et microshort, ou de jeunes gens lançant des doigts d’honneur à on ne sait qui ? Ou bien faut-il voir dans ces moments de vulgarité absolue la certitude, de la part de Jupiter enfant roi, qu’il a le droit de se lâcher, tant il est, toujours et quoi qu’il arrive, au-dessus du vulgaire, du commun des mortels ? « Qu’ils viennent me chercher ! » Le cri du cœur. Celui prononcé pour protéger Alexandre Benalla, mais que le président semble nous lancer chaque fois qu’il se heurte à la colère, au refus, de la part d’un peuple qui a le mauvais goût, lui, de ne pas se pâmer. « Il séduit ceux qui sont du même milieu que lui, s’agace un ancien ministre de François Hollande. C’est très français, cette admiration, en politique et parmi les intellectuels, pour celui qui a fait le bon cursus. Même les maires, lors du “grand débat”, sont sortis subjugués. C’est cette idée qu’un inspecteur des finances vaut mieux qu’un gars qui a un BTS agricole. »
« Parfois, explique l’un de ses interlocuteurs réguliers, quand il prend la parole sur un sujet, il dit : “Tiens, cela va emmerder Ruffin.” Et ça ne rate pas, on voit Ruffin qui rapplique immédiatement à la télé. Cela le fait beaucoup rire. »
Le « grand débat ». Un épisode significatif du fonctionnement d’un président intimement persuadé qu’il est le meilleur et qui aime la confrontation, non pas tant par courage que par volonté farouche d’avoir le dernier mot. Et quand, dans ce grand débat, il invite les soixante-quatre plus grands intellectuels français, c’est dans un dispositif effarant qui leur accorde trois minutes pour poser leur question à un président qui se fera un plaisir de leur démontrer qu’il est à leur niveau… Appliqué à la réforme des retraites, cela donne une prétendue concertation qui masque mal le grand écart avec les méthodes et la pensée d’une deuxième gauche dont il s’est pourtant voulu l’héritier : « La deuxième gauche avait comme idée qu’une réforme juste entraîne la société, poursuit notre ancien ministre. Lui est dans le principe de l’enfant tout-puissant. Parce qu’il le veut, ça doit se faire. »
Plasticité idéologique
On connaît le constat, résumé par un parlementaire LR : « Emmanuel Macron, ce qu’il lui manquera toujours, c’est qu’il n’a jamais fait de permanence municipale ou parlementaire. Moi, je reçois trente citoyens toutes les semaines, je vois des chairs humaines. Si t’as pas vécu cela, c’est compliqué de présider au destin de la France. »
Le garçon a l’art de séduire les messieurs, mais il choisit en général ceux qui sont utiles
Pis, il est parfaitement incapable de trouver des qualités à qui ne lui ressemble pas, à qui n’est pas issu de ce système qui se croit méritocratique quand il ne fonctionne que par connivence. « Il est entouré de ses semblables, constate un proche observateur. Il y a deux sortes de premier de la classe. Celui qui est copain avec le dernier de la classe parce qu’il est curieux et celui qui est copain avec les autres premiers de la classe et n’a rien à dire au dernier de la classe. Macron est de la seconde espèce. » Bien sûr, ces derniers temps, le président rappelle à tous sa jeunesse provinciale. Il se met en scène comme l’enfant d’Amiens, grandi loin des élites parisiennes. Mais il suffit de se pencher sur son parcours de jeune homme pressé pour y trouver la force d’attraction d’un système qui formate les esprits avec d’autant plus de facilité qu’ils sont pétris d’ambition et avides de réussite. Le garçon a l’art de séduire les messieurs, mais il choisit en général ceux qui sont utiles. Henri Hermand, bien sûr, banquier, mécène historique de la deuxième gauche, Michel Rocard, Jean-Pierre Jouyet et tant d’autres. C’est toute sa force, il excelle à suggérer à chacun qu’il pourrait être celui qui osera ce dont ils rêvent, qui appliquera ce qu’ils ont toujours rêvé de voir appliqué. Il est leur possible réussite, leur future apothéose, l’héritage qu’ils laisseront au monde. D’où cette merveilleuse plasticité idéologique qu’il affiche. Chevènementiste sur les questions régaliennes, social-démocrate quand il dessine dans son programme un projet de réforme des retraites, libéral anglo-saxon quand il s’agit de plaire à la bible thatchérienne, The Economist, ultra-atlantiste quand il faut faire campagne, pourfendant l’ « État profond » quand il faut se présenter comme le refondateur de l’Europe et des grands équilibres internationaux.
Il y a deux sortes de premier de la classe. Celui qui est copain avec le dernier de la classe et celui qui n’a rien à lui dire. Macron est de la seconde espèce.
Un proche
Mélange des genres
Qui est le vrai Macron ? Quelle est sa colonne vertébrale, derrière ces postures successives ? On serait tenté de la trouver dans ces moments où sonne l’heure de vérité. Dans les moments où il faut réellement choisir, c’est-à-dire fâcher. Et là, les orientations ont le mérite de la clarté. C’est la loi Egalim, vidée de sa substance, pour le plus grand bonheur de la grande distribution, après des « états généraux de l’alimentation » qui avaient suscité tous les espoirs, ce sont la signature du Ceta et les louanges sur le Mercosur, avant que les insultes publiques de Jair Bolsonaro ne lui permettent opportunément de rétropédaler pour coller à l’opinion. Ce sont, enfin, les arbitrages industriels.
La vérité d’Emmanuel Macron n’est-elle pas à chercher dans ces dossiers qu’il eut à gérer comme secrétaire général adjoint de l’Élysée ou comme ministre de l’Economie ? Alstom, Technip… Olivier Marleix, député LR, déclarait à Marianne en juin 2019 : « Les sommes en jeu dans ces fusions sont immenses : dans la vente d’Alstom Power à GE, du seul côté d’Alstom les “coûts de l’opération” avoisinaient les 300 millions d’euros, souvent en success fees [frais de réussite]. Pour une banque d’affaires, l’enjeu, c’est 10 ou 15 millions d’euros. Pendant ses deux années à Bercy, M. Macron a autorisé des fusions pour des montants colossaux : Alstom-GE, 13 Mds €; Alcatel, 15 Mds €; Lafarge, 17 Mds €; Technip, 8 Mds €. Cette accélération de l’histoire est inédite… Que les financiers de la campagne, MM. Kohler et Denormandie, aient été en charge de ces dossiers au cabinet souligne le mélange des genres ! »
Dans les milieux d’affaires comme un poisson dans l’eau, mais visiblement pas des plus habiles quand il s’agit de gérer la réalité d’un pays, avec ses mouvements d’opinion et ses adversaires à convaincre. « Depuis le temps qu’on nous bassine avec la start-up nation, commente un des nombreux déçus du macronisme, il faut arrêter. Emmanuel Macron ne gouverne pas la France comme une entreprise et cette réforme des retraites en est la preuve. Si les entreprises françaises fonctionnaient comme ça, on aurait le PIB de la Mauritanie. »
Le constat est là : les « gilets jaunes » ont constitué un tournant. Alors qu’il croyait avoir repris la main, le président prouve face au mouvement social qu’il est passé à côté du phénomène politique le plus essentiel des vingt dernières années. « Les “gilets jaunes” devaient conduire au fameux acte II du quinquennat, plus social, tout sourire, tout miel, analyse un autre de ses proches. Dans les faits, l’épisode n’a fait que renforcer les travers de l’acte I : cette politique du réformisme à marche forcée, orientée uniquement vers les premiers de cordée. Il n’y a pas eu de volonté de renouer avec les Français, mais une contraction supplémentaire. Il s’est littéralement retiré des Français. Le fruit des “gilets jaunes”, c’est une infinie solitude. » Pourtant, l’occasion était formidable. « Avec les “gilets jaunes”, le message adressé était que les Français aspiraient à participer à la vie collective. Comment se fait-il que cette période extraordinaire où les Français ont dit “Nous voulons en être” se résolve dans ce moment où on leur dit qu’ils n’en seront pas ? C’est une béance politique. » Mais le fait est qu’Emmanuel Macron n’a pas la moindre idée de la vie de ses concitoyens. Quant à leur avis sur l’organisation sociale et politique… « A part avec le “grand débat”, il n’a pas une passion immodérée pour le Meccano territorial », tente un de ses conseillers en mal d’euphémisme. Du côté du ministère de la Santé et des Solidarités, c’est le même genre d’aveu : « Les questions de pauvreté, de précarité, de petite enfance, il ne s’intéresse pas à ces sujets… mais il apprend. »
Cet homme n’a rien vécu, ne manie que le packaging habituel du communicant absolu… en cela, il incarne le vide des élites.
Christophe Guilluy
Bref, la vraie vie, les aspirations des gens ordinaires, l’égale dignité des citoyens dans une démocratie… cela ne pèse rien face aux dogmes appris à l’ENA, dans cette aristocratie de l’Inspection des finances. Bienvenue dans la République des directeurs de cabinet. Quand en plus, Bruxelles – ô surprise ! – va dans le même sens, comme c’est le cas pour la réforme des retraites, il serait aberrant de demander son avis au peuple.
Penser la troisième voie
Pourtant, souligne le géographe Christophe Guilluy, l’erreur majeure consisterait à trop personnaliser ce désolant constat. « Emmanuel Macron n’est rien d’autre qu’un catalyseur. On surjoue l’intelligence de cet homme pour masquer le fait que les élites sont de moins en moins cultivées. Cet homme n’a rien vécu, ne manie que le packaging habituel du communicant absolu… En cela, il incarne le vide des élites. La seule question à se poser est la suivante : comment Macron est-il possible ? Qu’est-ce qui explique qu’un tel homme arrive à cette place ? »
Il est encore temps de penser la troisième voie
Ce qui l’explique ? La mécanique d’un système qui a peu à peu vidé la démocratie de son sens pour mieux se perpétuer. Qu’est-ce qui l’y maintient ? Le fait qu’une majorité de Français ne croit pas une seconde que le Rassemblement national puisse être une réponse adéquate et acceptable. Pour l’heure, nous ne sommes pas au pied de ce mur simpliste. Alors, il est encore temps de penser la troisième voie.
Source : Marianne
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