Parlons d’Opex…
Après le grand retrait militaire français qui a suivi la fin de la guerre d’Algérie, très rapidement, les armées françaises ont été amenées à intervenir hors du territoire national dans des conflits hétérodoxes ou dans des crises ne respectant pas les lois de la guerre, donnant ainsi naissance au concept d’OPEX, opération extérieure.
Et, progressivement, ces opérations se sont multipliées, avec une accélération ces trente dernières années. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
La première remarque que l’on peut faire est que les OPEX se suivent et ne se ressemblent pas. Bien qu’elles restent toujours une posture défensive, elles sont induites par des causes extérieures très diverses imposant des missions et des objectifs spécifiques et elles sont décidées au niveau politique pour de multiples raisons, qui sont généralement entremêlées, à savoir :
– en réponse à des demandes d’aide dans le cadre d’accords bilatéraux (Tchad, RCI, RCA par exemple),
– en réponse à des accords internationaux, le plus souvent dans le cadre de l’ONU ou de l’OTAN (Liban, Golfe, Kossovo),
– en réponse à des crises humanitaires, là encore le plus souvent dans le cadre de l’ONU et des organisations internationales associées (Ex-Yougoslavie, Haïti, Rwanda),
– pour la sauvegarde d’intérêt nationaux (Sahel),
– en réponse à des pressions internes à la nation, de la part de groupes de pression ou d’influenceurs liés à la sphère médiatique (Ex-Yougoslavie, Lybie),
– pour la sauvegarde de ressortissants nationaux ou de pays amis (Zaïre, RCI),
– par accord direct entre dirigeants ou par solidarité européenne (Albanie),
– et aussi, sans que ceci soit jamais avoué, pour satisfaire parfois l’ego de dirigeants ignorant souvent la « chose militaire » et pour lesquels les vraies batailles ne sont qu’électorales.
Une deuxième remarque porte sur les modalités et sur la conduite des engagements qui devraient toujours respecter des conditions politiques aussi bien que militaires absolument impératives.
Considérons d’abord ces conditions politiques. Pour qu’une OPEX réussisse, il faut que :
– l’engagement réponde à la défense d’intérêts nationaux et que les gains attendus soient supérieurs aux coûts estimés, ce qui impose que les objectifs soient clairement définis en fonction de ces intérêts et de ces gains,
– la volonté et les décisions politiques soient toujours en accord avec l’engagement militaire et restent tout au long de l’OPEX fidèles aux objectifs définis,
– la diplomatie, c’est-à-dire la négociation, reste en permanence prête à prendre le relais de l’action militaire,
– le pouvoir politique soutienne ses forces, lui donne les moyens nécessaires pour remplir sa mission et s’interdise de les utiliser comme cache-misère de ses propres faiblesses,
– dès l’origine de l’engagement, une stratégie de sortie ou de désengagement soit prévue.
Or, l’analyse des différentes OPEX menées par la France, comme par d’autres Etats, montre que ces conditions politiques ne sont pas toujours respectées, d’où parfois un enlisement, voire un échec ou même une aggravation de la crise, comme par exemple en Ex-Yougoslavie, en Irak, en Afghanistan, en Lybie ou aujourd’hui dans le Sahel.
Les conditions militaires, que l’on peut résumer au respect des trois principes de base – un chef, une mission, des moyens – sont également essentielles. Et pourtant, elles sont également rarement respectées.
Ainsi, dans toute opération multinationale – ce qui est quasiment la règle de nos jours, le principe du commandement unique tel que défini dans les accords n’est en réalité qu’une fiction, chaque contingent restant in fine aux ordres de ses autorités nationales et n’obéissant aux ordres sur le théâtre que si ces autorités nationales donnent leur accord. C’est pour cela que les Américains n’acceptent de s’engager que s’ils ont le contrôle total de l’opération. En outre, dans une opération multinationale, la pression politique et médiatique pesant sur les différents échelons de commandement, les différences culturelles et le problème de la langue employée peuvent créer des dysfonctionnements dans la chaîne hiérarchique, neutraliser le commandement et amener la destruction de la cohésion d’un détachement, chaque unité se préservant alors en se repliant sur elle-même.
Qu’en est-il de la mission? Dans ce type d’engagement, les forces reçoivent souvent une multitude de missions amenant une grande confusion dans la conduite des opérations, voire une contradiction fondamentale par rapport aux objectifs militaires affichés. De plus, les décideurs politiques sont parfois amenés à donner à leurs unités des directives confidentielles en contradiction avec la mission officiellement affichée. La Force de Protection des Nations-Unies en Ex-Yougoslavie a été un cas d’école scandaleux dans ce domaine.
Et les choses ne sont pas plus satisfaisantes en ce qui concerne les moyens. Au niveau national, les armées étant en général la variable d’ajustement budgétaire des Etats, les faiblesses dues aux lacunes dans les équipements, de l’habillement jusqu’aux armements, dans la logistique comme dans le renseignement demeurent évidemment lors des opérations, malgré les efforts du commandement. C’est ainsi que le détachement français péniblement mis sur pied pour la guerre du Golfe en 1991 s’est vu confier par le commandement américain une mission secondaire, et encore après un renfort d’artillerie américain. Par ailleurs, dans les opérations internationales, les différences culturelles et opérationnelles entre les unités des diverses nationalités engagées font que rarement 1 + 1 = 2. L’addition donne plutôt 1 + 1 inférieur à 2, voire, à l’extrême, 1 + 1 inférieur à 1 lorsque la meilleure unité traîne comme un boulet une unité mal équipée, commandée et entraînée. Cette perte d’efficacité opérationnelle et ce gaspillage de moyens expliquent souvent les insuffisances des forces engagées. Enfin, l’efficacité des troupes engagées dans une OPEX peut aussi être mise à mal par l’inadéquation entre le format et l’organisation des forces dans le cadre de la Défense nationale et la nécessité d’adopter un format et une structure ad hoc, fondamentalement différents, pour l’opération décidée.
Une troisième remarque a trait au rapport coûts-bénéfices des OPEX. Intéressons-nous d’abord aux coûts.
Les coûts matériels sont assez faciles à évaluer. Selon le ministère des Armées français, le coût matériel, réduit à son aspect financier, est d’environ 100.000 euros par homme par an, ce qui reste raisonnable, notamment si on le compare à celui de l’envoi à l’étranger d’un conseiller civil dans le cadre d’une coopération, qui est du même ordre. Il faut cependant ajouter à ce montant d’autres coûts matériels, comme le fait que les OPEX usent les matériels et les pièces détachées beaucoup plus vite que prévu,ce qui pose le problème de leur remplacement, généralement non prévu dans les budgets. Les OPEX peuvent aussi amener une désorganisation partielle des forces armées en général et des unités impliquées, lorsque ces unités ne sont pas engagées en totalité. Ceci est cependant moins vrai actuellement, les coupes budgétaires ayant en réalité transformé le corps de bataille de l’armée française en une sorte de force de police internationale.
Mais, bien évidemment, le plus important est le coût humain. Le ministère des Armées annonce 647 décès en OPEX depuis les années soixante. Même si toute mort d’un soldat, d’un homme, est regrettable dans l’absolu et même si la vie n’a pas de prix, ce chiffre est acceptable, ne serait-ce que d’un point de vue démographique, pour un pays comme la France et doit de toute façon être mesuré à l’aune des bénéfices résultant des OPEX.
Pour les armées engagées, le coût peut encore être éthique, si le comportement des militaires enfreint le droit de la guerre ou les règles de morale.
Les coûts peuvent aussi être politiques, lorsqu’une OPEX tourne mal ou s’enlise, comme ce fut le cas en Ex-Yougoslavie, pour l’ONU comme pour tous les Etats participant. Et à cet égard, les Américains, malgré le fait que leur surpuissance agisse comme un cache-misère, n’ont pas fini de payer, sur la scène internationale, le désastre de leurs guerres en Afghanistan et en Irak.
Mais quels sont donc les bénéfices apportés par les OPEX ?
Les bénéfices les plus évidents sont militaires. Au plan humain d’abord, l’engagement en OPEX étant un rappel à des réalités concrètes est indispensable pour finaliser et tester l’entraînement et l’aptitude des hommes et des unités : un jeune officier ou sous-officier n’apprend véritablement son métier qu’en opération, que ce soit au feu ou dans une situation de crise, et une armée qui ne bouge pas finit par sombrer dans la routine. Dans le domaine matériel ensuite, les OPEX dévoilent les insuffisances d’équipement et les fragilités éventuelles de ces équipements et obligent dans une certaine mesure l’exécutif et les législateurs à faire les efforts budgétaires qu’ils n’auraient pas faits autrement. Les OPEX permettent aussi de vérifier l’adéquation des procédures opérationnelles et logistiques à la réalité du terrain. Enfin, d’un point de vue social, les OPEX sont une motivation importante pour les personnels qui y participent du fait des avantages matériels, solde plus importante et bonification pour la future pension, justifiés par les risques et les servitudes liés à l’opération et à l’éloignement. En la matière, pour la France, on peut dire que ces avantages constituent une sorte de rattrapage financier pour les membres de la « Grande Muette » qui sont certainement parmi les Français les plus mal payés si l’on considère leurs servitudes.
Les bénéfices peuvent aussi être diplomatiques. Un Etat qui dispose de forces armées capables d’intervenir au bout du monde et qui démontrent leur efficacité en OPEX a beaucoup plus d’influence et est plus respecté sur la scène internationale qu’un Etat désarmé. Et une armée forte est une des marques essentielles de la souveraineté d’un Etat. Actuellement, en Europe, seules la France et la Grande-Bretagne sont aptes à un tel engagement. En outre, l’existence de forces armées reconnues comme opérationnelles au sein d’une nation joue un effet dissuasif, concourant directement à la Défense nationale et à la protection des citoyens, montrant que la nation a la volonté de se défendre.
Pour la France, dont les forces armées se sont quasiment toujours conduites avec efficacité et honneur dans les OPEX, les coûts sont quantifiables et restent raisonnables. Comparés aux bénéfices très concrets pour les armées et qui, pour une part, dépassent le cadre national et ont des répercussions mondiales, ces coûts semblent négligeables, à condition toutefois, évidemment, que des erreurs politiques ne mènent pas l’opération dans une impasse.
Pourtant, et c’est la dernière remarque, les OPEX ont encore une particularité : leurs objectifs et leurs résultats ne sont pas toujours évidents pour le citoyen ordinaire, comme le serait par exemple la défense du territoire, si celui-ci était directement menacé par un autre Etat. A fortiori lorsque le déroulement de l’opération paraît chaotique, ce qui amène alors et de façon récurrente certains commentateurs à déclarer que, les soldats morts en OPEX sont morts pour rien. Une telle affirmation est-elle pertinente ?
Les pacifistes, qui considèrent que toute mort d’un soldat, quelles que soient les circonstances, est vaine et absurde, répondent oui à la question. Or, la violence et la guerre ayant toujours existé sur notre vieille Terre, il faut bien au moins se défendre et donc on ne peut que rejeter ce pacifisme radical et utopique qui ne mène qu’à une impasse et n’est qu’une imposture.
En restant dans le monde réel, l’analyse du rapport coûts-bénéfices, ci-dessus, montre que la réponse n’est pas si simple et que, tant que l’on ne tombe pas dans des situations militairement et politiquement aberrantes telles que les boucheries de 1914-1918 ou du front russe entre 1941 et 1945, la mort d’un soldat a toujours une valeur car, au-delà du hasard du destin personnel, elle est l’expression d’un dépassement de soi au service du Bien commun et il faut se garder de ne regarder les choses que par le petit bout de la lorgnette. En outre, il ne faut pas oublier que tout soldat quel que soit son grade sait depuis son engagement, même s’il n’y pense pas constamment, qu’il peut être amené un jour ou l’autre à mettre sa vie en jeu pour autre chose que la défense de son intérêt personnel ou de ses proches. Le soldat n’est pas une victime, il est un acteur conscient. Restons donc humbles et pudiques et méditons plutôt la belle formule de Georges Bernanos : « Les morts sont les morts, leur république est indépendante » (LesEnfantshumiliés). Et ne dérangeons les morts que pour se souvenir avec respect de leur sacrifice pour la Nation.
En conclusion, les OPEX, avec leurs limites, apparaissent comme un mal nécessaire étant donné la façon dont va le monde. Pour la France, elles n’ont toujours été qu’une réponse défensive à des menaces plus ou moins directes, mais potentiellement dangereuses, non seulement pour la Nation, mais aussi, très souvent, pour les autres Etats européens et c’est tout à son honneur. Refuser de s’engager au loin serait un jeu dangereux, avec un risque accru sur les frontières et, par ailleurs, compter sur un autre pays pour la défense de ses intérêts, à l’image de nombreux Etats européens, est très aléatoire et constitue une perte de souveraineté inadmissible et également dangereuse.
Les OPEX ne sont cependant pas une fin en soi et ne produisent généralement que des solutions inachevées, courant vainement derrière l’actualité. En effet, malgré la multiplication des interventions, on ne peut que constater aujourd’hui que la menace s’est rapprochée puisque les actions terroristes se déroulent de plus en plus sur le territoire européen, conduisant même au concept d’OPINT, opération intérieure. Pour y faire face, les pays européens, et la France en particulier, doivent impérativement et dans l’urgence revoir la question des interventions et revenir à plus de réalisme en reconsidérant en totalité leur Défense nationale. Et à cette fin, il ne suffira pas d’augmenter les capacités militaires et donc la part de la richesse nationale consacrée à la défense. Il faudra aussi et avant tout que les gouvernants occidentaux cessent de cacher la poussière sous le tapis et qu’ils s’attachent à agir avec fermeté afin de résoudre les problèmes stratégiques.
Mais tout ceci ne pourra se faire qu’à la condition d’un renouveau spirituel et moral, seul capable de restaurer la cohésion nationale.
Auteur : Michel GUESDON
Source : Place d’Armes
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