Opération Barkhane : « Il s’agit de maintenir la violence à un niveau tolérable », explique Michel Goya
« Je suis persuadé que ce que nous faisons est utile, bien et nécessaire« , a soutenu ce mercredi 27 novembre, à l’antenne de France Inter, le chef d’état-major des armées, François Lecointre, à propos de l’opération Barkhane dans le Sahel. Ce, alors que lundi soir, 13 des 4.500 soldats engagés par la France au Mali sont morts dans la collision de deux hélicoptères lors d’une mission de combat contre des djihadistes. Michel Goya, historien militaire et ancien colonel des troupes de marine, auteur de Sous le feu – La mort comme hypothèse de travail -, analyse le sens de l’engagement de nos soldats dans ce conflit.
Marianne : Tout en défendant l’importance de l’opération Barkhane, le chef d’état-major des armées expliquait sur France Inter qu’on « ne verrait pas le moment où la guerre serait enfin gagnée« . Que serait une victoire dans ce type de conflit ?
Michel Goya : Dans ce type de conflit, il n’y a bien sûr ni début, ni fin précise, pas de déclaration de guerre ni de capitulation en bonne et due forme. Il s’agit de maintenir la violence à un niveau tolérable, de savoir où s’arrête ce qui suffit. Nous avons un modèle, de ce point de vue : l’intervention au Tchad entre 1969 et 1972 pour sauver un Etat en pleine déconfiture. Au bout de trois ans, on a rétabli une administration et une armée, rendant l’ennemi relativement impuissant. En Afghanistan, est-ce que vous sauriez dire si nous avons gagné ou perdu ? Ce qu’il faut garder à l’esprit, ce sont les publics à qui s’adresse une intervention militaire. Pour l’Afghanistan, c’était clairement les Etats-Unis, pour l’opération Sentinelle, c’est l’opinion publique…
« Quand la police fonctionne bien quelque part, c’est en gros que vous avez gagné. »
Le fait que l’issue d’une guerre soit mesurée à ses effets sur la vie civile est-il propre à la guerre contemporaine ?
Dans la conception classique de la guerre, définie par Clausewitz, elle est l’affrontement de deux trinités Etat/armée/peuple, dans lequel il s’agit d’anéantir l’armée pour soumettre l’Etat. Désormais, il ne s’agit plus de combattre une armée mais de contrôler les populations au milieu desquelles vous faites la guerre. On soumet ces populations par différents moyens : la séduction, qui montre ses limites en raison des phénomènes de corruption, mais aussi et surtout l’ordre. Quand la police fonctionne bien quelque part, c’est en gros que vous avez gagné.
Toute la difficulté est d’agir sans trop faire d’ingérence. Ce qui fait la force des organisations djihadistes, ce ne sont pas leurs forces armées, c’est la faiblesse des Etats autour. Il n’y a pas d’armée solide si l’Etat ne l’est pas lui-même, si vous êtes incapable de maîtriser la solde ou l’avancement. Face à cela, il faut comprendre que ces groupes politiques ont une offre qui est une forme d’administration. A leur manière, ils rendent la justice, par exemple. Le combat est finalement la chose la plus simple.
Quelle influence ce passage de l’anéantissement d’une armée régulière au contrôle d’une population a-t-il sur le sens de l’engagement des militaires ?
D’un point de vue stratégique, on est passé d’une approche « séquentielle » à une approche cumulative. Dans la première, il s’agit, peu ou prou, de suivre l’avancée des petits drapeaux sur une carte. C’est une avancée vers un objectif final, ponctuée de batailles, comme lors de l’opération Serval. Avec l’opération Barkhane au Mali, on a basculé dans une stratégie cumulative, qui est celle de la guérilla par exemple : vous multipliez les petites actions, vous donnez des coups et vous attendez que quelque chose en émerge. Dans la tête du soldat et pour l’opinion publique, la stratégie « séquentielle » est beaucoup plus facile à suivre psychologiquement. Si un soldat est tué pour libérer Berlin par exemple, on comprend le sens ce de « coût ». Toute la différence avec la stratégie cumulative, c’est que les pertes peuvent être perçues comme inutiles et entraîner un basculement de l’opinion. Les djihadistes ont d’ailleurs très bien compris que c’était notre faiblesse : la mort d’un petit nombre de soldats a un effet stratégique.
« Le soldat, c’est l’envoyé de la nation dans le domaine du tragique. »
La mort de soldats français fait aujourd’hui systématiquement la une des journaux, et pourtant on entend souvent que mourir au combat « fait partie du métier » des militaires. N’est-ce pas paradoxal ?
Le soldat, c’est l’envoyé de la nation dans le domaine du tragique. La société est pourtant victime d’une sorte de schizophrénie à son égard : les soldats vivants sont parfaitement anonymes, personne n’est capable de citer un seul héros militaire vivant. On ne parle des opérations que quand les soldats meurent.
La population regarde la guerre comme une chose extérieure, parce qu’elle est déléguée à une armée de métier, et plus de citoyens, et qu’elle dépend de la décision du président de la République, du fait du prince. La connaissance intime des armées n’existe plus, y compris chez les politiques. La communauté militaire est beaucoup plus réduite dans la nation. Pour autant, nous n’avons pas résolu la contradiction soulevée au Moyen-Âge par l’historien arabe Ibn Khaldoun, entre la nécessité d’avoir des guerriers et le fait de vivre dans une société pacifiée.
La guerre asymétrique semble aujourd’hui être la seule forme de guerre. Nos armées y sont elles adaptées ?
Notre armée est écartelée entre la probabilité, très faible, d’une guerre de haute intensité avec un autre Etat, dont les enjeux impliqueraient la survie de la nation, et ce qu’elle fait vraiment. Pour l’heure, mécaniquement, elle est plus organisée pour la première : le Rafale, l’hélicoptère Tigre ou le char Leclerc sont conçus pour se battre contre les Soviétiques en Allemagne, pas pour attaquer des motos et des picks-up Toyota.
On tue une mouche au bazooka, autrement dit ?
Fondamentalement, on continue à investir dans les hautes technologies. Plutôt qu’un seul Rafale, il vaudrait mieux des avions rustiques, qui font uniquement de l’attaque au sol, et que nous pourrions avoir en grand nombre. Tuer un djihadiste coûte environ deux millions d’euros. Sur place, vous vous offrez tout un régiment, à ce prix-là. Notre capacité à couvrir du terrain est très faible. On peut gagner toutes les batailles, mais on ne peut en mener que très peu.
Source : Marianne
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