«On est seul contre tous»: l’inquiétante surenchère verbale des syndicats de police
Les organisations de fonctionnaires de l’Intérieur, concurrentes, défendent la profession avec de moins en moins de nuance, quitte à fermer les yeux sur les dérapages
Christophe Castaner discutant avec des agents de police à Paris, le 30 décembre.
« La police n’est plus respectée. Mais, hélas, on assiste à n’importe quoi. Je dis à mes enfants de ne plus aller en manifestation. » Un major de police réagit avec embarras à des images de brutalités commises par deux de ses collègues, diffusées sur les réseaux sociaux. Il est syndicaliste, et se gardera de répéter le propos officiellement. En quinze mois, les syndicats ont au tout au contraire durci le ton.
Des boucles de discussion internes aux plateaux télé, la parole s’est libérée. Comme lorsqu’Yves Lefebvre, secrétaire général de SGP Police-FO, lâche début 2019 sur Cnews, à propos d’un Gilet jaune qui a eu la main arrachée après avoir ramassé une grenade : « Bien fait pour sa gueule ». « La police détient la violence légitime ; qui s’y frotte s’y pique. C’est soit eux, soit nous », résume aujourd’hui Frédéric Lagache, SG adjoint d’Alliance, fort de 30 000 adhérents.
Un an après, personne n’échappe plus à la gradation des mots. Même le ministre, salué jusqu’ici comme le « VRP de la police » tant il défendait ses troupes, y fait face. Début décembre, Alliance et l’Unsa police menaçaient de « lâcher le gouvernement » face à la rue si le régime spécial de retraites n’était pas préservé. Vingt-quatre heures plus tard, leur système était sanctuarisé. Quand Christophe Castaner rappelle aux forces leur déontologie, banalement prévue par le Code de sécurité intérieure, les syndicats s’étouffent. « Pourquoi n’a-t-il pas fait ce rappel il y a un an ? Parce qu’il était heureux qu’on fasse rempart », rétorque un leader syndical, amer.
« Guerre asymétrique ». Linda Kebbab, déléguée d’Unité SGP Police-FO, esquinte un ministre qui « lâche » les policiers, désormais « livrés aux loups ». D’autres renvoient sur les ondes l’intéressé à sa virée en boîte de nuit en pleine crise des Gilets jaunes, jugée peu exemplaire. Un ping-pong sans fin… Or le discours rabâché par des organisations surpuissantes, dans une profession syndiquée à plus de 80%, n’est évidemment pas sans effet.
« On assiste à une radicalisation des syndicats qui glissent hors de leur périmètre », estime Sébastian Roché, sociologue des rapports police-population. Selon lui, les réseaux sociaux nourrissent un clivage pro et anti-police inédit, qui se traduit par des écarts : « Si la critique de la justice a toujours fait partie des discours policiers, ils visent désormais nominativement des juges, des journalistes, des élus ou des chercheurs… » Christophe Rouget, du syndicat SCSI, majoritaire chez les cadres policiers, justifie : « Nous sommes pris dans une guerre de communication asymétrique, avec des vidéos décontextualisées. Contre 150 iPhone, il faut une parole forte. Qui nous défend, sinon ? On est seuls contre tous ».
Un impératif : séduire une base perméable à la radicalité politique. En 2017, l’appel anti-FN du patron d’Alliance avait déclenché une vague de colère, alors que près d’un policier sur deux vote Le Pen.
Selon Alain Bauer, la concurrence syndicale acharnée explique la surenchère. « Dans les années 1980, modérés et vindicatifs cohabitaient dans la même maison, la Fédération autonome des syndicats de police. Ils jouaient les policiers républicains et attribuaient les exactions à des résidus du SAC », relate le criminologue. En 2020, le syndicalisme policier est éclaté et polarisé : la gauche est schématiquement plutôt implantée chez les CRS et la droite, dans les BAC. « Ils se disputent ces bastions », résume Bauer.
Avec un impératif : séduire une base perméable à la radicalité politique. En mai 2017, l’appel anti-FN de Jean-Claude Delage, patron d’Alliance, avait déclenché une vague de colère, alors que près d’un policier sur deux vote pour Marine Le Pen, selon l’Ifop et le Cevipof. La concurrence n’est pas près de s’atténuer, avec l’émergence de mouvements spontanés — comme les éphémères Gyros bleus et l’association Policiers en colère — et la fin du « piston syndical » prévue dans la réforme de la fonction publique. « Les syndicats majoritaires cogèrent les carrières au sein des commissions paritaires. Ce copinage est la clé de leur attractivité : pour être muté, on s’encarte », pointe Jérôme Gigou, numéro 2 du petit Vigi police, un millier de membres.
« Sans foi ni loi ». Certains s’interrogent : dans cette course au mot le plus dur, quelle place pour la police dans la société ? « Un policier n’est pas un cheminot ou un agriculteur ; il défend son métier, mais aussi la loi et la justice, explique Noam Anouar, de Vigi Police. Il est assermenté, ce qui signifie qu’il a un pouvoir de constatation des infractions et que sa parole prévaut sur celle d’un particulier. Donc si un collègue frappe un homme à terre, je ne peux pas le défendre. On touche à la limite du rôle du syndicat de police : ce n’est pas qu’un syndicalisme professionnel, c’est un syndicalisme d’institution. »
« Revenons à nos missions premières, abonde son collègue Jérôme Gigou. On est là pour protéger la population et les biens, pas pour matraquer. Le rôle des syndicats comme de l’administration, c’est de rappeler les règles. Ras-le-bol d’entendre que la police agit sans foi ni loi ! » Pour les gardiens de la paix d’Alliance, « il faut donner tous les outils aux policiers si l’on veut qu’ils soient exemplaires ». Un brigadier-chef, trente ans de métier, renvoie plutôt à l’encadrement : « Les gradés ne sont pas proches de leurs hommes et ne les rattrapent pas sur le terrain »…
« La sécurité est l’affaire de tous, pas seulement des sachants », tentait d’encourager Christophe Castaner, en ouvrant la convention citoyenne sur le Livre blanc de la sécurité intérieure, dont le deuxième round aura lieu ce samedi. L’affaire de tous… Et si les syndicats étaient en train de manquer le coche ?
Source : L’Opinion
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