Nouvelle violation de l’accord de siège de l’ONU
Lundi 28 février 2022, les États-Unis d’Amérique ont informé la Russie qu’ils considéraient douze diplomates russes comme « persona non grata », et qu’ils devaient quitter les États-Unis avant le 7 mars.
Bien que la nouvelle ait eu toutes les répercussions souhaitées dans le monde, les trois agences de presse qui dictent leurs communiqués au monde autrefois libre ont omis un petit détail. Ces diplomates ne sont pas en poste aux États-Unis mais au siège des Nations unies, et n’ont pas besoin d’une accréditation américaine pour être présents dans le district administratif spécial de l’ONU. De plus, les États-Unis n’ont pas le droit de les expulser.
L’ONU a établi son siège à New York par un traité, l’accord de siège du 26 juin 1947, rédigé non seulement dans la langue de la diplomatie internationale depuis le traité de Rastatt, mais aussi dans la langue vernaculaire locale, c’est-à-dire (depuis la chute de la Nouvelle Amsterdam) l’anglais. Comme dans le cas des autres accords de siège, en Suisse par exemple, celui-ci a été négocié, signé et ratifié par le pays hôte. Et s’il ne va pas jusqu’à l’extraterritorialité formelle, ce traité confère à la circonscription administrative de l’ONU un statut supérieur à celui accordé aux ambassades par les pays civilisés depuis des siècles, et par les membres de l’ONU depuis la fondation de cette dernière, faisant d’elle une enclave inviolable.
Le pays hôte s’est fermement engagé à fournir des garanties assurant l’indépendance et le bon fonctionnement du siège, sans quoi il aurait été installé dans un autre pays qui accepte de prendre un tel engagement. L’article III (section 9) de l’accord établit l’inviolabilité absolue de la circonscription administrative. Plus en détail, l’article IV sur les communications et le transit stipule spécifiquement que les autorités des États-Unis n’imposeront aucun obstacle au transit à destination ou en provenance du district administratif (section 11), autre que pour les représentants des pays membres, les fonctionnaires des Nations unies et leurs invités temporaires. Pour lever toute ambiguïté, il est même précisé que ces dispositions « s’appliquent quelles que soient les relations » entre les gouvernements concernés et le gouvernement des Etats-Unis (section 12). Les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’entrée des étrangers aux États-Unis ne peuvent restreindre ce privilège d’accès, et « les visas nécessaires [ ] seront accordés sans frais et aussi rapidement que possible » (article 13). Certaines procédures d’exception sont prévues, en cas de faute commise par des personnes abusant de leur immunité pour se livrer à certaines activités sans rapport avec leur qualité officielle, mais ces procédures sont strictement réglementées et impliquent l’employeur, par exemple l’État membre ou le Secrétaire général.
Les représentants envoyés par les États membres aux Nations unies, qui sont accrédités par l’État membre sans avoir besoin de l’approbation du pays hôte, « jouissent sur le territoire des États-Unis [ ] des mêmes privilèges et immunités que ceux accordés par les États-Unis aux envoyés diplomatiques accrédités auprès d’eux ». Le même statut est accordé aux représentants permanents (rang d’ambassadeur ou de ministre plénipotentiaire) des États membres auprès des institutions spécialisées des Nations unies, mais aussi aux employés de base, qui sont nommés par accord entre l’institution en question, l’État membre et le pays hôte. Bien entendu, les États-Unis n’ont pas le droit d’expulser des diplomates ou des fonctionnaires détachés ou affectés à l’ONU.
L’affaire n’est toutefois pas nouvelle, puisque les États-Unis avaient déjà contraint les diplomates soviétiques à quitter le district administratif des Nations unies et le territoire américain en octobre 1987. Plus récemment, le gouvernement américain a refusé d’accorder un visa à une délégation du gouvernement russe invitée par l’ONU à venir faire une présentation conjointe avec une délégation chinoise le 12 octobre 2017. La demande de visa (une simple formalité puisqu’elle ne peut théoriquement pas être refusée), effectuée selon les procédures et délais habituels, a été totalement refusée, et aucun membre de la délégation n’a été autorisé à se rendre au siège de l’ONU. Il s’agissait d’une conférence sur le déploiement du bouclier antimissile mondial américain, à laquelle devaient participer des membres de l’état-major général des forces armées russes.
Et le cas encore plus spectaculaire est l’expulsion tout aussi illégale, depuis le 26 avril 2018, de douze diplomates russes du siège de l’ONU, ainsi que de quarante-huit diplomates travaillant aux États-Unis (ce qui n’était pas très diplomatique mais était légal), sans aucune réaction non plus de l’ONU ou de ses membres.
Ces pratiques généralisées sont régulièrement dénoncées par la Sixième Commission de l’Assemblée générale, qui traite des questions juridiques. Chaque année, ce comité doit demander au pays hôte de respecter les privilèges et immunités diplomatiques et d’appliquer l’accord de siège, la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et la convention de 1946 sur les privilèges et immunités des Nations unies. La plupart des violations et des protestations sont très diplomatiquement dissimulées par les États membres, mais par exemple le 3 novembre 2017, la commission des relations avec le pays hôte a présenté un rapport très chargé, regrettant de devoir examiner à chaque session, chaque année, le même type de violations. Certains membres pensent même que l’Assemblée générale devrait tenir le Secrétaire général responsable de l’état de la mise en œuvre de l’Accord de siège.
En fait, depuis un quart de siècle, les États-Unis nomment les secrétaires généraux en utilisant leur veto pour accepter ou rejeter le résultat des élections. En s’opposant, fin 1996, à la réélection de Boutros Boutros-Ghali (le seul secrétaire général à n’avoir effectué qu’un seul mandat) qui avait présidé au développement d’une certaine pertinence politique et d’une capacité militaire de l’ONU après la fin de sa paralysie due à la guerre froide entre deux détenteurs de veto, les États-Unis ont affirmé leur intention d’élire un serviteur de leurs intérêts, comme l’ont clairement montré ses successeurs.
Il n’est pas inutile de rappeler que, le dimanche 8 décembre 2002, les Etats-Unis ont volé la déclaration sur l’état de désarmement de l’Irak (douze mille pages) dans la circonscription administrative de l’ONU. Le secrétaire général Kofi Annan s’est évidemment abstenu de protester contre ce vol, et a tenté de le justifier le lendemain devant les quatorze autres membres du Conseil de sécurité. En outre, lorsque les États-Unis ont finalement rétabli ce rapport (ou lui ont substitué une version modifiée), le Secrétaire général a obéi à son ordre de ne pas distribuer le rapport aux dix membres non permanents du Conseil de sécurité, auxquels il était destiné, divisant ainsi de facto le Conseil de sécurité entre un comité décisionnel informé et une chambre d’enregistrement non informée.
Une violation aussi évidente aurait dû suffire. Il est extrêmement grave pour l’humanité de laisser la grande institution internationale chargée de prévenir les conflits et de maintenir la paix tomber entre les mains d’une puissance qui, en plus de refuser de signer les grands traités, ne respecte même pas sa signature sur les quelques traités qu’elle a signés. C’est d’autant plus grave qu’il s’agit d’une puissance alignée, agressive, militairement présente dans trois pays sur quatre dans le monde, dont les dirigeants mentent sans vergogne devant les instances de l’ONU (y compris sa plus haute autorité, l’Assemblée générale), et qui viole régulièrement les résolutions du Conseil de sécurité. L’Assemblée générale doit agir, et transférer son siège sur le territoire d’un pays neutre qui lui permette de travailler librement.
Si cet article n’est qu’une mise à jour d’un autre du 9 avril 2018 (http://stratediplo.blogspot.com/2018/04/les-etats-unis-violent-de-nouveau_9.html ), c’est que la situation s’est aggravée.
Source : Stratediplo
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