Nathalie Schmelck, avocate opposée à la sacralisation de la parole des victimes : « En justice, il ne peut suffire de dire pour que ce soit vrai »

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Un collage féministe lors de la marche contre les inégalités femme-homme, viols et les agressions sexuelles, le 8 mars 2020 à Paris. – Elko Hirsch/Hans Lucas
Le 8 mars, 114 avocates défendaient la présomption d’innocence et l’Etat de droit contre les « tribunaux populaires » et la « sacralisation » de la parole des femmes, dans une tribune parue dans « Le Monde ». Marianne donne la parole plus longuement à l’une des signataires.

Justice des réseaux sociaux contre justice des tribunaux ? Féministe, habituée des dossiers de violences sexuelles, la pénaliste Nathalie Schmelck pourfend celles qui, dans le camp féministe, voudraient saper les piliers de l’Etat de droit. L’avocate, co-signataire avec 114 consœurs d’une tribune dans Le Monde, le 8 mars dernier, rappelle les principes de la présomption d’innocence et de la prescription, contre le règne de l’arbitraire. Tout en reconnaissant que la justice pénale a des progrès à faire.

C’est peu dire que votre texte qui rappelle certains piliers du droit pénal a fait abondamment réagir. Certains applaudissent, d’autres s’exaspèrent : ce 10 mars dans Le Monde, une centaine de militantes féministes vous apporte la réplique. Elles vous accusent de « déni du dysfonctionnement de l’institution judiciaire » en matière de violences faites aux femmes. Comment leur répondez-vous ?

A part une magistrate et trois avocates parmi elles, les signataires ne connaissent pas véritablement le fonctionnement de l’institution judiciaire. Celle-ci n’est évidemment pas parfaite. Mais on ne connaît pas mieux qu’un Etat de droit. C’est un moindre mal. Et c’est moins pire que le lynchage médiatique et le tribunal de l’opinion publique. Un exemple employé par les signataires m’a fait bondir. Ça fait 25 ans que j’exerce et je n’ai jamais entendu des magistrats dire à des plaignantes qu’il faut « remplir son devoir conjugal ». Je n’ai jamais entendu une telle phrase dans un prétoire. J’ai le sentiment que les dysfonctionnements qui existaient il y a 20 ans sont moindres aujourd’hui. Pourquoi certaines plaintes n’aboutissent pas ? Est-ce que parce que les faits sont prescrits ? Est-ce que c’est parce qu’il n’y a aucun preuve ? Tant qu’on ne connaît pas le dossier, on ne peut pas apporter la réponse, mais c’est complètement faux de dire que c’est parce que les policiers ne reçoivent pas les victimes. Il y a eu un changement de mentalité au niveau de la police judiciaire et du parquet à Paris. Il y a de plus en plus d’associations qui accompagnent et qui aident les femmes à parler. Encore une fois, ce n’est évidemment pas parfait.

Dans cette tribune, vous dites votre attachement « viscéral » à l’Etat de droit, contre le règne de l’arbitraire. A vos yeux, l’Etat de droit est-il vraiment mis en danger par le moment féministe que l’on traverse ?

Je ne crois pas que ce ne soit que le moment féministe, je crois que c’est plus large. Depuis un certain temps, il y a un tribunal de l’opinion publique qui émerge et qui se fortifie avec les hashtags #MeToo, #BalanceTonPorc… Et oui, cela met en péril l’Etat de droit : une personne va être condamnée publiquement alors même qu’il n’y a pas de déclaration de culpabilité prononcée par le juge.

Mort civile des accusés

Condamnée… pas au sens juridique.

Condamnée civilement… Et ce, alors même que des principes fondamentaux n’ont pas été respectés. Notamment les droits de la défense. Quand quelqu’un accuse, celui qui est accusé a aussi le droit de s’exprimer et de se défendre. C’est cela l’institution judiciaire. Et il y a un débat contradictoire. Or ce débat n’existe pas à l’ère des réseaux sociaux ; il n’existe pas non plus dans les médias. C’est la mise à mort civile de ceux qui sont accusés. On considère qu’ils sont coupables.

Jusque dans les prétoires, dites-vous, il s’est cristallisée une « inquiétante et redoutable présomption de culpabilité » à l’égard des prévenus et des accusés. Alors que c’est la présomption d’innocence qui prévaut. Comment cela se manifeste-t-il concrètement ?

Jadis, on sacralisait la parole de l’enfant. Après avoir prêté serment en 1996, j’ai eu à traiter, dans beaucoup de dossiers de divorces conflictuels, des accusations de pédophilie contre le père. C’était devenu commun. Pendant l’affaire Outreau, on a sacralisé la parole de l’enfant – alors que 40 ans plus tôt, on ne les croyait pas. Tous ceux qui étaient accusés ont été considérés comme coupables. Pour ces cas, la balance est revenue au milieu. Mais un parallèle se fait aujourd’hui avec des femmes qui se disent battues, dans certains dossiers de divorce. Quand je défends des hommes accusés de viol, d’agressions sexuelles ou de violences conjugales, j’ai le sentiment qu’il y a un a priori de culpabilité.

Renversement de la charge de la preuve

De la part de qui ? Des juges, des jurés d’assises, du procureur ?

Oui, un peu tout le monde. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’opinion publique est en train de glisser vers l’institution judiciaire. C’est ma crainte. Je l’observe depuis un ou deux ans. Lors de deux récentes affaires, dès que je suis entrée dans la salle d’audience, je savais qu’il serait très difficile de démontrer l’innocence de celui que je défendais. Parce qu’on l’impression qu’il y a un renversement de la charge de la preuve.

Et parce qu’il se développe une grande théorie dans les affaires de violences sexuelles : la théorie de l’emprise. Ou ce que j’appelle le viol a posteriori. Certains voudraient qu’un sentiment d’absence de consentement qui n’est pas concomitant à l’acte en lui-même, qui vient a posteriori, fasse partie de la définition légale du viol. Et là je suis contre. On a tous eu des relations sexuelles qu’on regrette. Est-ce que pour autant, c’est un viol ? Non.

N’est-ce pas occulter le phénomène de tétanie que traversent certaines victimes, mais aussi d’absence d’expression explicite de consentement… que constatent des experts-psychiatres dans beaucoup d’affaires ?

On ne va pas parler des experts… Mais j’ai l’impression qu’il y a un renversement de la charge de la preuve, que c’est à l’accusé de prouver son innocence.

Donc en creux, les juges sapent les principes de l’Etat de droit ?

Non. Mais l’institution judiciaire est toujours le reflet d’une société. Que ce soit pour les femmes ou pour toute autre personne, la société est devenue très protectrice de la notion de victime. Il y a parfois une sacralisation de cette parole qui déteint sur l’institution judiciaire. Avant, dans le procès pénal, il y avait certes peut-être un déséquilibre par rapport à la place de la victime, en sa défaveur. Mais cela a évolué. Je le vois dans le procès du Mediator sur lequel j’interviens.

Pas tellement de sexisme dans l’institution judiciaire

Mais, si l’institution judiciaire est toujours le reflet d’une société, comme vous le dites, ne peut-elle pas aussi refléter le sexisme de la société, ainsi que l’écrivent vos détractrices ?

Je n’ai pas tellement rencontré de sexisme dans l’institution judiciaire. Notre société est tout de même moins sexiste qu’elle ne l’était il y a 100 ans. Nos arrière-grand-mères ne pouvaient pas voter avant 1945. On a aujourd’hui une défense des femmes qui n’existait pas auparavant. Sans dire que tout est parfait, le sexisme est moins prégnant qu’auparavant. Il tend à disparaître. Même chez les avocats pénalistes…

A contre-pied de certaines féministes, vous défendez la prescription. Depuis 2017, elle est de 20 ans en matière de viol. En quoi la prescription est-elle cruciale, en particulier pour les victimes ?

Elle répond à plusieurs préceptes. Le premier, c’est le dépérissement des preuves. Comment voulez-vos prouver quelque chose 20 ans après ? Le second, c’est que la peine revêt normalement un caractère d’exemplarité. Cela n’a de sens que si la peine est comprise. Comment peut-on comprendre une peine quand elle est prononcée 20 ans après les faits ? La personne évolue. Enfin, l’écoulement du temps est salvateur pour la victime. Quand vous perdez quelqu’un, vous êtes triste dans les mois qui suivent, dans les deux ans qui suivent. Puis le temps passe, et vous arrivez à vous reconstruire. Pour les victimes de violences sexuelles, c’est la même chose. Heureusement que le temps passe et permet d’oublier. Sinon on deviendrait fous.

Dire pour que ce soit vrai

« Présumer de la bonne foi de toute femme se déclarant victime reviendrait à sacraliser arbitrairement sa parole », écrivez-vous. Vous prenez le contre-pied des discours de nombreuses associations qui demandent de la bienveillance pour les victimes qui se décident à aller déposer plainte.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de bienveillance à l’égard de la parole de la victime. Quand quelqu’un accuse quelqu’un, c’est qu’il y a toujours quelque chose. C’est déjà synonyme d’un mal-être. En revanche, considérer que quand une femme en particulier accuse quelqu’un, on doit nécessairement la croire, c’est dangereux. Ce serait faire fi de l’institution judiciaire. Il suffirait de dire pour que ce soit vrai. C’est l’arbitraire.

Mais le doute profite à l’accusé.

Oui. Car il y a des innocents accusés à tort. C’est pour cela que l’Etat de droit est fondamental.

Dans les affaires de viols, les plaignantes se heurtent à des lots de complications. Outre le stress post-traumatique à surmonter avant de déposer plainte, le dépérissement des preuves, le manque de formation des policiers et gendarmes sur les violences sexuelles – même s’il y a des évolutions – la répétition mentale du drame à mesure des auditions… Et ensuite, une réponse pénale faiblarde : deux tiers des plaintes classées sans suite, un suspect sur dix condamné. Comment améliorer la réponse de la justice face à un crime si difficile à prouver ?

Il faut absolument mettre en place des cellules, des associations, de numéros verts, tout ce qui est possible. Il faut que les femmes se sentent suffisamment, totalement, en confiance pour se dire dès le lendemain « Je peux déposer plainte, et je sais que je serai écoutée ». C’est fondamental. Plus la dénonciation sera proche de la date des faits, plus ce sera facile à prouver. C’est aussi pour cela qu’étendre les délais de prescription est contre-productif. Il faut faire vite. Il faudrait des services spécifiques de police qui soient plus particulièrement formés sur ce genre d’infractions et le généraliser dans toute la France. Multiplier les associations d’aides aux victimes avec des horaires d’ouverture 24h/24, 7/7… Il faut tout mettre en œuvre.

Source : Marianne

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