Lubrizol : ces huit heures où la préfecture n’a pas protégé les policiers
Au Petit-Quevilly, le 26 septembre. Plus d’une centaine d’agents sont intervenus simultanément ce jour-là. Photo Philippe Lopez. AFP
Des notes de la Direction départementale de la sécurité publique de Seine-Maritime, consultées par «Libé», révèlent une gestion erratique de l’incendie. Au moins 53 policiers ont signalé des symptômes d’intoxication.
Ce 26 septembre, il est 2 h 40 quand tombe le premier appel au «17». Une femme signale de la fumée épaisse sur la rive gauche de Rouen. C’est là, au milieu d’une zone industrielle, que se trouve l’usine Lubrizol. Un véhicule de la brigade anticriminalité est tout de suite envoyé à proximité, suivi de plusieurs autres voitures. Des milliers de tonnes de produits chimiques sont en train de brûler. En quarante-cinq minutes, 23 policiers sont sur place pour établir un premier périmètre de protection. Vers 9 heures, ils sont 86 agents pour tenir les 17 points de circulation du périmètre de sécurité, sur un rayon de 500 mètres. Dans quelles conditions s’est déroulée cette intervention ? Les effectifs ont-ils été suffisamment protégés ? Plusieurs notes de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) de Seine-Maritime, consultées par Libération, révèlent une gestion erratique de l’événement et l’impréparation des autorités en cas d’accident «NRBC» (un sigle relatif au protocole lié aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques). Dix jours après l’incendie, une cinquantaine d’agents avaient signalé des symptômes d’intoxication à l’administration.
Urgence
Dans un premier document daté du 3 octobre, Philippe Trenec, le patron de la DDSP, relève sans détour que «les premiers effectifs étaient sur place sans être porteurs de masques». Et pour cause : aucun masque filtrant en papier de type «FFP1» ou «FFP2» n’est à disposition des unités envoyées sur les lieux. Dans le plan particulier d’intervention, étudié puis formellement déclenché par la préfecture à 5 heures du matin, le risque chimique est pourtant souligné. Or cette dernière n’a pas décidé de mettre en œuvre le protocole NRBC. De premiers relevés réalisés par les pompiers sont alors en cours dans la zone. A 5 h 47, un message est passé sur les ondes à toutes les unités : «Pas de toxicité des fumées hormis quelques irritations de la gorge.»
«Aucune instruction n’était transmise» par la préfecture pour «procéder à la protection des fonctionnaires à l’aide d’équipement de type NRBC», note Philippe Trenec. «Les points tenus par les policiers se trouvaient uniquement sur la rive gauche de Rouen alors que le panache de fumée s’échappait verticalement et déviait sous l’effet du vent vers la rive droite, assure-t-il par ailleurs dans une seconde note, datée du 7 octobre. Les effectifs, sans protection particulière, ne se trouvaient donc pas « sous le vent » et donc non exposés directement aux fumées.»
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Au même moment, la situation est pourtant difficilement contrôlable pour les secours, obligés de reculer dans l’urgence. Un peu avant 6 heures, les explosions s’enchaînent dans l’usine. «Le colonel des pompiers invitait l’ensemble du personnel, y compris pompier, à évacuer le poste de commandement opérationnel en laissant le matériel sur place», relate le directeur départemental dans sa seconde note.
Peu avant 8 heures, un major de la compagnie d’intervention arrivée en relève des effectifs s’inquiète de la situation et voit le panache de fumée se rapprocher. Il demande alors à ce que les policiers soient équipés des masques NRBC. Sa requête est acceptée, mais 25 équipements seulement sont disponibles. Philippe Trenec demande aux pompiers de fournir aux agents sans protection des «masques papier». Lesquels seront distribués entre 10 h 30 et 11 heures, soit plus de huit heures après le début de l’incendie. Dans la journée, instruction est enfin donnée aux policiers de ne pas rester «plus de quatre heures sous le panache de fumée et de porter ce masque de papier».
«Intérêt»
Au 7 octobre, 53 policiers avaient manifesté des symptômes d’intoxication. «Principalement des maux de tête, maux de gorge, étourdissements et nausées», détaille dans sa note le directeur départemental de la sécurité publique. Contacté par Libération à propos des décisions prises dans la nuit pour protéger les agents, le directeur de cabinet du préfet, Benoît Lemaire, fait valoir que «les policiers n’étaient pas du tout dans la même zone que les pompiers» et n’avaient pas besoin de protection particulière. Selon lui, «cela n’a pas d’intérêt d’utiliser des combinaisons type NRBC s’il n’y a pas de risque chimique fort sur le moment».
Un «retour d’expérience» sur la gestion de l’incendie de Lubrizol a aussi été organisé les 3 et 4 octobre par la hiérarchie policière de Seine-Maritime. Le compte rendu, également consulté par Libé, révèle un flottement des autorités sur les mesures à prendre en cas de risque NRBC. L’un des policiers signale par exemple que 30 tenues de protection seulement sont disponibles, alors même que plus d’une centaine d’agents sont intervenus simultanément le 26 septembre. Ou encore que l’hôtel de police, où sont stockées ces tenues, est lui-même dans le périmètre d’exclusion en cas d’accident de plusieurs usines à risque. En conclusion, la hiérarchie policière admet sobrement «s’interroger sur le niveau de protection des agents, des fonctionnaires» et reconnaît qu’il n’y a «pas assez d’équipements adaptés compte tenu notamment du nombre de [sites] Seveso en Seine-Maritime».
Source : Libération
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