Long format.Naomi Klein : “Ne laissons pas les géants du web prendre le contrôle de nos vies !”
Enseignement à distance, 5G, télémédecine, drones, commerce en ligne généralisé… Le “New Deal numérique” que les géants de la Silicon Valley nous promettent pour faire face au risque de pandémie menace profondément nos démocraties, s’inquiète Naomi Klein dans cet article publié par le site d’investigation The Intercept. Pour elle, loin de la dystopie high-tech qui nous est proposée, il faut au contraire repenser Internet comme un service public au service des citoyens.
Cet article est à lire dans notre hors-série Repenser le monde actuellement en vente et également dans l’hebdomadaire n°1547 Le numérique tout-puissant.
Le 6 mai, le temps d’un instant fugace pendant le “point coronavirus” quotidien du gouverneur de New York, Andrew Cuomo, les mines sinistres qui peuplent nos écrans depuis des semaines ont laissé place à ce qui ressemblait à un sourire. “On est prêts, on est au taquet, a-t-il proclamé. On est des New-Yorkais, on est des battants, on en veut… On se rend compte que le changement est non seulement imminent, mais qu’il peut être positif si l’on s’y prend bien.”
La source de ces ondes inhabituellement positives était une apparition par vidéo interposée de l’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, qui se joignait au point presse du gouverneur pour annoncer qu’il venait de recevoir pour mission de prendre la direction d’un groupe d’experts chargé d’inventer l’avenir post-Covid dans l’État de New York [l’épicentre de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis], en mettant l’accent sur l’intégration systématique de la technologie dans tous les domaines de la vie locale.
“La priorité, a déclaré Eric Schmidt, c’est la télémédecine, l’enseignement à distance et le très haut débit… Il faut chercher des solutions qu’on puisse proposer dès maintenant, les mettre en œuvre dans les meilleurs délais et se servir de cette technologie pour améliorer la situation.” Pour ceux qui avaient encore des doutes sur les intentions de l’ancien patron de Google, on pouvait apercevoir derrière lui deux ailes d’ange dorées dans un cadre.
La veille, Andrew Cuomo avait annoncé un partenariat de même nature avec la Fondation Bill et Melinda Gates, visant à faire émerger un “système éducatif connecté”. Andrew Cuomo expliquait que la pandémie avait ouvert “une fenêtre historique pour l’intégration et la promotion des idées [de Bill Gates], le qualifiant de “visionnaire”. “Tous ces bâtiments, toutes ces salles de classe, à quoi ça sert avec toute la technologie qu’on a à notre disposition ?” demandait-il. Une question apparemment rhétorique.
Expérimentation grandeur nature
Cela a pris un peu de temps, mais quelque chose qui ressemble à une “stratégie du choc” version pandémie commence à prendre forme [selon la “stratégie du choc” théorisée par Naomi Klein, les tenants du capitalisme profitent des grandes catastrophes pour faire passer des réformes ultralibérales]. Appelons ça le “New Deal numérique” [sur le modèle du New Deal, la politique interventionniste du président Roosevelt lancée en 1933 après la crise de 1929, et du “New Deal écologique”, défendu par une partie des démocrates américains]. Bien plus technologique que tout ce qu’on a pu voir après les catastrophes précédentes, le modèle vers lequel nous nous dirigeons au pas de charge, tandis que l’hécatombe se poursuit, considère ces quelques mois d’isolement physique non comme un mal pour un bien (sauver des vies), mais comme une expérimentation grandeur nature permettant d’envisager un avenir sans contact pérenne et très lucratif.
Anuja Sonalker, directrice générale de Steer Tech, une entreprise du Maryland qui conçoit des logiciels de stationnement automatique, résumait récemment le nouvel argumentaire revu et corrigé à la sauce Covid-19 :
“On constate un net engouement pour les technologies sans contact qui ne passent pas par l’humain. L’humain représente un risque biologique. Pas la machine.”
C’est un avenir dans lequel nos logements ne seront plus jamais des espaces totalement privés mais feront également office, grâce au tout-numérique, d’établissement scolaire, de cabinet médical, de salle de sport et, si l’État le décrète, de prison. Évidemment, pour beaucoup d’entre nous, le domicile était déjà le prolongement du bureau et notre premier lieu de divertissement avant même la pandémie, et le suivi des détenus en milieu ouvert [grâce notamment au bracelet électronique] était en voie de généralisation. Reste que, sous l’effet de la frénésie ambiante, toutes ces tendances devraient connaître une accélération fulgurante.
Il s’agit d’un avenir dans lequel, pour les privilégiés, tout ou presque est livré à domicile, soit virtuellement grâce au cloud et au streaming, soit physiquement grâce aux véhicules autonomes et aux drones, puis “partagé” par écran interposé sur un réseau social. C’est un avenir qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de chauffeurs. Qui ne prend ni le liquide ni la carte de crédit (sous prétexte d’éviter toute propagation des virus). Où les transports en commun et le spectacle vivant sont réduits à leur plus simple expression.
C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à l’“intelligence artificielle”, mais qui tient en réalité grâce aux dizaines de millions d’employés anonymes qui triment à l’abri des regards dans les entrepôts, les centres de traitement de données, les plateformes de modération de contenus, les usines d’électronique, les mines de lithium, les exploitations agricoles géantes, les entreprises de transformation de viande, et les prisons, vulnérables à la maladie et à la surexploitation. C’est un avenir dans lequel nos moindres faits et gestes, nos moindres paroles, nos moindres interactions avec les autres sont géolocalisables, traçables et analysables grâce à une collaboration sans précédent entre l’État et les géants du numérique.
Si ce tableau vous semble familier, c’est parce que ce même avenir, où tout est piloté par des applications et repose sur des emplois précaires, nous était déjà vendu avant le Covid-19 au nom de la fluidité, du confort et de la personnalisation. Mais nous étions déjà très nombreux à nous inquiéter. Au sujet des problèmes de sécurité, de qualité et d’inégalité posés par la télémédecine ou l’enseignement à distance. Au sujet de la voiture autonome, qui risquait de faucher les piétons, ou des drones, qui risquaient d’abîmer les colis (ou de blesser des gens). Au sujet de la géolocalisation et de la dématérialisation des moyens de paiement, qui allaient nous déposséder de notre vie privée et renforcer la discrimination ethnique et sexuelle. Au sujet de réseaux sociaux sans scrupule qui polluent notre écologie de l’information et la santé mentale de nos enfants. Au sujet des “villes intelligentes” truffées de capteurs qui remplacent les pouvoirs locaux. Au sujet des “bons emplois” que ces technologies allaient faire disparaître. Au sujet des “mauvais” qu’elles allaient produire à la chaîne.
Mais, surtout, nous nous inquiétions de la menace pour la démocratie que représente l’accumulation de pouvoir et de richesse par une poignée de géants du numérique qui sont les rois de la dérobade, se défaussant de leur responsabilité dans le paysage de désolation qu’ils laissent derrière eux dans les secteurs sur lesquels ils ont fait main basse, qu’il s’agisse des médias, du commerce ou des transports.
Ça, c’était dans un passé ancien : c’était en février. Aujourd’hui, la plupart de ces inquiétudes légitimes se trouvent balayées par un vent de panique [causé par la pandémie], et cette dystopie s’offre un relooking express. Aujourd’hui, sur fond d’hécatombe, on nous la vend assortie de la promesse suspecte que ces technologies seraient le seul et unique moyen de nous mettre à l’abri des pandémies, la condition sine qua non de la sécurité pour nos proches et nous-mêmes. Grâce à Andrew Cuomo et à ses divers partenariats avec des milliardaires (dont un avec l’ancien maire de New York et milliardaire Michael Bloomberg sur le dépistage et le traçage), l’État de New York se pose en vitrine de cet avenir qui fait froid dans le dos – mais les ambitions s’étendent bien au-delà des frontières de n’importe quel État américain ou pays.
Les intérêts d’Eric Schmidt
Tout tourne autour d’Eric Schmidt. Bien avant que les Américains n’ouvrent les yeux sur la menace du Covid-19, Eric Schmidt menait une campagne de lobbying et de communication agressive visant à promouvoir cette vision de la société “à la Black Mirror” qu’Andrew Cuomo vient d’autoriser à mettre en pratique. Au cœur de cette vision, il y a une association étroite entre l’État et une poignée de géants de la Silicon Valley – aux termes de laquelle les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée sous-traiteront (à grands frais) une bonne partie de leurs métiers de base à des sociétés technologiques privées.
C’est une vision dont Eric Schmidt fait la promotion à la présidence du Conseil de l’innovation pour la défense, qui adresse
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