« Les violences conjugales subies par des femmes de policiers et de gendarmes sont un angle mort »
Leur conjoint connaît parfaitement la loi mais les femmes de flics ne sont pas forcément à l’abri pour autant. Avec « Silence, on cogne« , paru aux éditions Grasset le 20 novembre, Sophie Boutboul braque le sujet des violences conjugales sur les épouses de policiers et de gendarmes. Co-écrit avec Alizé Bernard, elle-même victime de violences de la part de son ex-compagnon gendarme, la journaliste montre en quoi cette catégorie de victimes est spécifique, encore plus isolées, plus effrayées que les autres. Entretien.
Marianne : Qu’est ce qui vous a amenée à réaliser cette enquête ?
Sophie Boutboul : J’ai été sensibilisée aux violences conjugales subies par des femmes de policiers ou gendarmes en 2017, alors que je réalisais un article au sujet des plaintes bâclées ou rejetées dans les commissariats. Dans ce cadre, j’ai rencontré une psychologue de l’hôpital Robert Ballanger, en Seine-Saint-Denis, qui m’a alertée sur le cas d’une femme de policier admise en psychiatrie sur les dires de son conjoint. En réalité, elle n’avait aucun problème psychiatrique mais était couverte de traces de coups. Bien qu’il soit déjà très complexe pour les victimes de violences conjugales de trouver le courage d’aller porter plainte, la psychologue m’a expliqué que pour les conjointes de policiers ou gendarmes, c’est encore plus compliqué… Ensuite, tous les professionnels contactés m’ont confirmé que ce cas n’était pas isolé.
A combien estime-t-on le nombre de victimes de violences de la part de leur conjoint policier ou gendarme ?
C‘est un chiffre noir. Pour l’heure en France, il y a une telle inertie de la part de l’Etat sur cette question que nous n’avons aucun moyen d’avoir des chiffres précis. Les chiffres que je donne dans le livre, soit 70 procédures disciplinaires de policiers pour violences conjugales ouvertes depuis 2013 et 15 signalements par an pour des faits concernant des femmes de gendarmes, sont des moyennes Dans d’autres pays, des études ont été réalisées, comme aux Etats-Unis où en 1990, une psychologue avait alerté le Congrès à ce sujet. Son étude disait que sur 728 policiers interrogés, 40% déclaraient avoir commis des violences intrafamiliales dans les six derniers mois.
Quoi qu’il en soit, le plus important ce ne sont pas forcément les chiffres mais de prendre conscience de faits occultés. Par exemple lorsque l’on parle des suicides de policiers et de gendarmes : on ne précise jamais quand ceux-ci sont précédés d’un féminicide ou d’un infanticide alors qu’en 2017, sur 50 policiers qui se sont suicidés, cinq avaient au préalable tué dix personnes dans le cadre de violences intrafamiliales (3 femmes, 2 enfants, 2 proches d’une ex-compagne et 3 témoins). Il ne faut pas non plus occulter les autres féminicides et infanticides commis par arme de service.
Qu’est ce qui est spécifique dans le cas de ces femmes ?
Ce qui change, c’est la nature, le poids des menaces, qui parfois peuvent devenir réalité. « Je suis agréé, assermenté », « mes collègues me croiront moi », « la loi, c’est moi », peuvent dire ces hommes. Les femmes concernées ont par ailleurs le sentiment que lorsqu’elles vont aller déposer plainte, la parole de leur conjoint va être davantage sacralisée parce qu’il appartient aux forces de l’ordre.
Le sujet n’a pas pourtant émergé pendant le Grenelle. Peut-être la mesure n°22, qui annonce un projet de recherche pour mieux connaître les profils socio-démographiques des auteurs, vous donne-t-elle un peu d’espoir ?
C’est bien dommage que ce soit un angle mort dans ce Grenelle, parce que cela touche toute la société. Il y a aujourd’hui des policiers et gendarmes qui ont été condamnés par la justice pour des faits de violences conjugales et qui continuent d’exercer. Certains prennent même des plaintes de femmes victimes de violences intrafamiliales. Il y a là un risque de mauvaise prise en charge pour toutes les femmes victimes. C’est un cercle vicieux. J’en donne malheureusement un exemple à la fin de mon livre. Alors qu’elle accompagnait une victime pour porter plainte au commissariat, une association lilloise s’est offusquée du comportement inapproprié du policier chargé de récolter la plainte. En regardant le nom de l’agent en question sur le procès-verbal, l’association s’est aperçue qu’elle avait reçu l’épouse du policier… pour violences conjugales.
Dans votre livre, certains chapitres questionnent le fait que les métiers du maintien l’ordre seraient de possibles vecteurs de violences conjugales…
Aux Etats-Unis, le lien entre le burn out et les violences conjugales subies par des femmes de policiers a été documenté. Il ne s’agit pas de stigmatiser et de dire que tous les policiers ou les gendarmes sont violents, il y a des violences conjugales dans tous les
métiers. Nous voulons simplement attirer l’attention de l’institution sur le fait qu’il y a, parmi les épouses de personnes qui travaillent dans les forces de l’ordre, des victimes de violences qu’il faut prendre en compte. Il est nécessaire d’analyser, d’étudier et de trouver des solutions, voire de lancer des protocoles adaptés à cette situation spécifique. Et s’il est nécessaire de le faire pour toute la société, c’est parce que les policiers et gendarmes sont armés, ils sont les représentants de la loi et sont ceux qui prennent les plaintes, ceux aussi qui répondent au téléphone lorsque les victimes de violences conjugales appellent le 17.
Dans votre livre, vous racontez des dysfonctionnements dans les procédures qui ont poussé dans plusieurs cas les victimes à saisir l’IGPN ou l’IGGN. Comment expliquer ce laxisme de l’institution que vous décrivez ?
Il y a un déni global de l’institution sur ces questions-là. Plusieurs sociologues m’ont rapporté une culture du silence. Il existe aussi un certain corporatisme qui fait qu’ »on se soutient entre collègues ». Et, j’ai vu le cas plusieurs fois, certaines institutions de la police et de la gendarmerie ont tendance à renvoyer les violences conjugales à « des problèmes privés ». C’est l‘argument qui revient dans beaucoup de courriers de l’IGGN et de l’IGPN, quand les victimes les saisissent. Mais un homme armé, représentant la loi, n’est pas un homme violent « ordinaire », ce n’est pas un problème privé ! Aujourd’hui, en France, il n’existe aucun protocole au sein des forces de l’ordre lorsqu’il y a violences conjugales dans un couple, ni quand une plainte est déposée à l’encontre d’un policier ou gendarme, alors que dans d’autres pays, on procède à un désarmement immédiat de l’agent en question, par exemple.
Justement, lors de la première salve de mesures du Grenelle, le 29 octobre, Marlène Schiappa a annoncé le retrait des armes à feu des auteurs soupçonnés de violences conjugales… C’est donc une avancée ?
Je me pose justement la question : cette confiscation d’arme à feu s’appliquera-t-elle aux armes de service détenues par des policiers et gendarmes quand ils sont auteurs de violences conjugales ? Sachant qu’ils ont des consignes particulières, ces dernières années compte tenu de la menace terroriste, les autorisant à ramener leur arme de service chez eux. Le service communication du ministère de l’Intérieur m’a dit : « L’arme est retirée dès qu’il y a le moindre doute », or c’est factuellement faux. L’histoire de Carine, que je relate dans mon livre, tuée à 24 ans par son ex-conjoint policier de trois balles dans la tête avec son arme de service, le démontre : elle avait déposé plainte, appelé le 17. Et ses alertes n’ont pas été entendues, aucune mesure de précaution n’avait été prise.
Source : Marianne
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