Les territoires perdus de la santé publique Plongée avec le Dr Maurice Berger dans les faubourgs du nihilisme

Capture d’écran 2020-04-22 à 00.41.04Opération antidrogue, en plein confinement, dans la cité des Oliviers, à Marseille, 25 mars 2020. © Clément Mahoudeau/ AFP

 

Il existe une incompatibilité structurelle entre les mesures de confinement et le fonctionnement psychique de certains habitants des banlieues. Violence familiale, éducation défaillante, vide culturel sont autant de facteurs de désobéissance aux règles de la cité.

 

Plusieurs médias soulignent les nombreux refus de confinement et de distanciation dans les « quartiers » et les agressions parfois graves commises sur les forces de l’ordre qui veulent y faire respecter ces mesures. Les policiers s’y heurtent à des groupes, alors que les consignes du ministère de l’Intérieur autorisent des sorties d’une heure pour des personnes seules ou appartenant à une même famille. Avant l’ordre d’interdiction générale des marchés, Anne Hidalgo elle-même prônait la fermeture de ceux de Belleville et de Barbès tant la distanciation n’y était pas respectée. Et un article du Canard enchaîné du 25 mars 2020 révèle les consignes de laxisme données aux préfets par le secrétaire d’État Laurent Nuñez lors d’une visioconférence : « Ce n’est pas une priorité que de faire respecter dans les quartiers les fermetures de commerces et de faire cesser les rassemblements. » Et un préfet considère que les commerces peuvent rester ouverts la nuit, car « ils exercent une forme de médiation sociale ». Des personnels de santé peuvent-ils tomber malades, voire mourir parce que certains habitants des quartiers n’ont pas respecté les consignes de confinement et de distanciation ? Cette question semble incongrue. Pourquoi se mettent-ils en danger, ainsi que leur famille ? Pourquoi la peur légitime d’être contaminé est-elle ici inopérante ?

 

 

Il est intéressant tout d’abord de s’attarder sur ce terme considéré comme compris par tous : les « quartiers », expression intrigante, car toute personne habitant dans une ville, même de petite taille, habite dans un quartier. « C’est dans quel quartier ? » est une question courante, on l’oublie. Il manque donc pudiquement un qualificatif. À la télévision, on ajoute avec compassion l’adjectif « déshérités », qui ne me semble pas correspondre au flot d’argent déversé dans ces zones par les « politiques de la ville ». L’emploi de l’adjectif « sensible » conduit à se demander à quoi certains habitants – pas tous heureusement – de ces quartiers sont si sensibles ? À la contrainte ? Quartiers « difficiles », alors ? En quoi ? Impossible d’aller plus loin dans une définition politiquement correcte.

Pourquoi le confinement est difficile à réaliser dans ces quartiers?

D’un point de vue sémantique, il me semble donc nécessaire de différencier les « quartiers » des autres quartiers. « X » renvoyant trop à quelque chose de non défini ou à des films du même nom, je propose le terme de « quartiers Y ».

Avant d’aller plus loin, je dois préciser que depuis plusieurs années, je travaille en tant que pédopsychiatre dans un centre éducatif renforcé (CER) dépendant du ministère de la Justice, qui reçoit des mineurs délinquants violents, originaires pour la plupart des quartiers Y. La plupart ont commis des agressions sur des personnes dépositaires de l’autorité publique (PDAP). Les éducateurs et familles d’accueil avec lesquels je collabore sont eux aussi pour la plupart originaires de ce genre de quartiers. Cela montre qu’on naît dans une famille avant de naître dans un quartier, et que la qualité du milieu familial est un facteur décisif dans le déterminisme social associé au terme de « quartiers ».

Pour justifier le non-respect du confinement, on peut invoquer l’étroitesse des logements, c’est vrai, mais il y a aussi des appartements petits dans d’autres quartiers où les parents parviennent à sortir avec leurs enfants peut-être bougons mais obéissants, pendant l’heure autorisée et dans le périmètre d’un kilomètre défini par les consignes du ministère de l’Intérieur. On peut encore avancer que les individus récalcitrants (qui ne sont pas que des mineurs) ne se sentent pas français, qu’ils ne supportent pas les forces de l’ordre. Oui, sans doute aussi. Ajoutons le besoin de sortir pour se procurer du cannabis. Mais les entretiens que j’ai depuis plusieurs années avec ces adolescents (qui ont par ailleurs du mal à respecter les horaires de sortie imposés par les contrôles judiciaires) et leurs familles m’autorisent à indiquer que des facteurs plus inquiétants sont à l’œuvre dans cette impossibilité d’obéir aux consignes.

Tahar Ben Jelloun déclare : « Le Maghreb, c’est la famille, le groupe, le clan. » Effectivement, certaines familles fonctionnent de manière indifférenciée, clanique, comme un corps. Pour chacun de leurs membres, la dimension d’appartenance au groupe prime, et le but de l’éducation n’est pas que chacun des enfants se construise une pensée personnelle lui permettant de s’éloigner pour réaliser son projet ; son identité est d’abord groupale, tous doivent rester à proximité physique, perceptible, les uns des autres. Et ceci est répliqué dans les liens entre jeunes du quartier : chacun sort de chez lui pour se remettre en groupe, même si on n’a rien à se dire. Être seul et loin du corps des autres est insupportable. On commence à comprendre l’échec de la distanciation.

Ainsi quand on n’a pas développé une pensée personnelle, la solitude est insupportable. À la différence de ces jeunes, sans que nous nous en rendions compte, nous ne sommes jamais « seuls », car nous sommes en permanence en dialogue interne avec nous-mêmes ou en dialogue interne avec autrui ; nous rêvassons, sauf lorsque nos sens et notre corps nous en détournent, par exemple quand nous écoutons de la musique ou faisons du sport. Mais il y a plus. Quand, du fait d’une relation faite exclusivement de proximité corporelle alternant avec des moments de rejet, les parents n’ont pas joué avec leurs enfants, petits, à faire semblant, « comme si », l’imaginaire ne se construit pas. « Les idées, ça ne sert à rien, ça n’a pas grande importance, ça ne va pas m’apporter grand-chose dans la vie », me déclare un jeune ; pour lui, les images des écrans ont remplacé l’imaginaire. Les adolescents du CER n’ont aucune capacité de rêverie, ils s’ennuient, et quand je leur demande ce qui les intéresse dans la vie, la plupart ne trouvent rien à répondre, c’est le vide. Les jeux de ceux qui n’ont pas pu développer d’imaginaire sont les plus simples, détruire, et jouer au gendarme et au voleur. C’est au CER que presque tous découvrent la lecture, activité solitaire, grâce aux mangas qu’on leur propose. « C’est une dinguerie de lire ! » me déclare enthousiaste un adolescent de 17 ans. À ce vide interne s’ajoute fréquemment le « vide » intrafamilial, il n’y a rien d’intéressant à la maison, donc il faut sortir.

Autre cause, la violence à la maison est fréquente dans les cultures où règne une inégalité homme-femme, violence du père sur la mère, et entre frères avec une rivalité fraternelle peu tempérée par les parents. Le modèle relationnel dominant est être le plus fort ou être humilié, ou dit autrement « N hachialek, ouala t hachiali » (« Je te la mets ou tu me la mets »). Dans les familles sahéliennes, le sociologue Hugues Lagrange décrit une forte violence de l’homme sur la femme, incluant le mariage des filles dès l’âge de 15 ans, ajoutant que la révolte adolescente ne peut se jouer qu’à l’extérieur de la famille, extérieur qui peut être parfois moins angoissant que l’intérieur.

Nous pensons qu’ils désobéissent. Mais c’est beaucoup plus grave : ils ne savent pas ce qu’est obéir

Nous arrivons ici au point central : pourquoi obéir, en l’occurrence aux consignes de sécurité sanitaire citées ci-dessus ? De manière simplifiée, on peut dire que ces sujets n’ont pas rencontré de « non » parental leur permettant d’intérioriser le fait qu’obéir a un sens constructif pour eux, pour les autres, pour la société. Leur père était soit absent, soit tyrannique, soit dévalorisé, car confronté à l’inadéquation de son modèle de rôle de père avec notre société et il a baissé les bras. Parfois, il éprouve du plaisir à détourner la loi et il propose à son enfant de partager ce

plaisir. Les mères, dont l’autorité est souvent disqualifiée par le père, sont surprotectrices et excusent les actes illégaux de leurs enfants. Ou encore, les « règles » du groupe d’origine priment sur celles de notre société. À qui peuvent-ils s’identifier qui ne soit ni arbitraire, ni soumis, ni tricheur, etc. Pourquoi se préoccuper de ceux qu’on se représente comme extérieurs au groupe, ou membres d’un autre groupe ?

Nous pensons que ces sujets désobéissent en ne respectant pas les mesures de confinement et de distanciation. Mais c’est beaucoup plus grave : ils ne savent pas ce qu’est obéir. Pour désobéir, il faut d’abord être capable d’obéir, d’en comprendre l’importance, l’aspect positif, et ce n’est pas le cas, ils n’ont aucune loi dans la tête. Et face à la situation actuelle, le ministère de la Justice, qui avait peu d’autres choix, a ordonné que les jeunes admis au CER retournent dans leurs familles, souvent très désorganisées, donc dans leurs quartiers, sauf s’ils encourent un danger dans leur milieu familial. Ils vont donc accroître dans les quartiers Y le nombre de sujets potentiellement transgresseurs.

Chacune de ces constatations nécessiterait un long développement, et elles n’empêchent pas les professionnels du CER d’origine maghrébine et moi-même de tenter d’aider les sujets concernés à modifier leur manière de concevoir l’existence. J’ai simplement voulu montrer qu’il existe une incompatibilité littéralement structurelle entre les mesures de confinement et de distanciation, et le fonctionnement psychique de certains habitants des quartiers Y. Même dans ce contexte de protection vitale collective auquel la majorité des citoyens font l’effort de s’adapter, une partie de la population s’y refusera, quelle que soit l’argumentation qui leur sera présentée. Il ne sert à rien de leur répéter « Restez chez vous ». Faut-il accepter qu’il y ait des territoires perdus de la santé publique ? Seule la force peut faire respecter les consignes, pas seulement pour protéger de la maladie et pour montrer que personne n’est au-dessus de la loi, mais pour montrer qui est le plus fort. Je ne sais pas si le gouvernement a totalement raison de redouter des émeutes en cas d’intervention policière, car il n’est pas certain que se produise un effet de meute nécessitant une sortie du domicile d’un grand nombre en cas d’appel à l’aide. Mais cela montre un rapport de forces inquiétant dans les mentalités « de part et d’autre » et s’inscrit dans une problématique plus vaste.

L’Insee a montré qu’il y avait une violence gratuite toutes les quarante-quatre secondes en France en 2018, chiffre qui ne cesse d’augmenter. Par violence gratuite, on entend une agression qui ne vise pas à voler, un téléphone portable, un sac à main, ou autre. Cette épidémie, plus insidieuse que le coronavirus, tous les politiques refusent de l’affronter. Il est malvenu d’en parler maintenant alors que nous sommes sur un autre front. Mais l’échéance arrivera un jour, et cette fois, nous ne pourrons pas dire que nous sommes surpris par la situation. La prochaine étape préoccupante sera l’explosion d’excitation groupale, collective, qui se produira lors de l’annonce de la levée du confinement : à quel niveau de destruction serons-nous alors confrontés ?

 

Source : Causeur

 

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