« Les policiers se posent en boucle la même question : à quoi je sers ? »
Plusieurs centaines de policiers se sont rassemblés dans la nuit de lundi 17 à mardi 18 octobre 2016 à Paris après l’agression dont ont été victimes leurs collègues dix jours plus tôt dans l’Essonne. ((AFP/ Stringer))
Dix jours après l’attaque de leurs collègues dans l’Essonne, des centaines de policiers ont manifesté dans la nuit de lundi à mardi à Paris, et certains encore la nuit dernière. Le sociologue Christian Mouhanna analyse cette réaction.
Dans la nuit de lundi à mardi, plusieurs centaines de policiers se sont d’abord dirigés vers l’hôpital parisien où leur collègue le plus grièvement blessé par un jet de cocktail molotov à Viry-Châtillon (Essonne) est toujours hospitalisé. Avant de poursuivre l’expression de leur « ras-le-bol » en manifestant sur les Champs-Elysées lors d’un mouvement qui n’était pas organisé par leurs syndicats. Et de nombreux agents ont continué la mobilisation, dans la nuit de mardi à mercredi. Que révèle ce « ras-le-bol » ? « L’Obs » a interrogé le sociologue au CNRS-Cesdip Christian Mouhanna, qui étudie le fonctionnement de la police depuis plus de vingt ans.
Quelle lecture faites-vous de cette manifestation asyndicale que le directeur général de la police nationale, qui a visiblement peu apprécié, juge « inacceptable » et « contraire aux obligations statutaires », arguant que certains policiers étaient en uniformes et ont utilisé leurs véhicules de service ?
Il y a déjà eu par le passé, en effet, des manifestations un peu similaires. La relation des policiers avec leurs syndicats est complexe. Ils ont besoin d’eux, bien sûr, notamment pour leurs problèmes liés à l’obtention de promotions, aux mutations… Mais ils ont parallèlement l’impression qu’ils peuvent porter un discours qui n’est pas toujours en rapport direct avec les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien. Certains délégués sont par ailleurs dans les syndicats depuis très longtemps, obtiennent ensuite des promotions…
Il y a donc une suspicion vis-à-vis des syndicats.
Quant à la direction de la police, s’il est logique qu’elle n’accepte pas que ses propres troupes ne respectent pas la loi, elle ne peut se contenter de condamner ce mouvement sans chercher à comprendre mieux ce qui s’y exprime.
Mais cela demande une vraie remise à plat du fonctionnement actuel de la police. Y est-elle prête ?
Le ras-le-bol policier ne date en outre pas d’hier. Les policiers paient en quelque sorte au quotidien le prix de toutes les politiques purement répressives et fondées sur des logiques d’affrontement menées ces quinze dernières années dans les secteurs sensibles.
Cette réaction marque-t-elle néanmoins un tournant ?
La question est la suivante : va-t-on encore se diriger vers toujours plus de sécuritaire, de contrôle, de pression, ou va-t-on enfin affronter et traiter les problèmes de stratégie envers la population et ceux liés à la gestion interne ?
La protestation contre la politique du chiffre est toujours présente chez les policiers car elle sert toujours à gérer leur organisation.
Pourtant plus personne n’y croit car tout le monde sait, en interne, que ces chiffres ne reflètent pas la réalité. C’est un vrai problème. Ce mode de gestion vient accentuer le travers classique de la police française qui ne fixe pas ses priorités en fonction des demandes de la population, mais sur décision d’ordres venus d’en-haut. Cette centralisation excessive discrédite les policiers qui se réfugient dans des attitudes autoritaires.
Cette expression du malaise policier intervient après une série d’événements : la violente attaque de Viry-Châtillon, l’affrontement du week-end dernier à Mantes-la-Jolie…
Les policiers subissent très fréquemment des tensions, agressions verbales ou physiques. Certaines interventions de police déstabilisent des trafics très rémunérateurs. Mais il faut voir aussi dans ces affrontements une remise en cause du fonctionnement des institutions dans certains quartiers, où, à tort ou à raison, on a l’impression d’être mal servis, mal traités, où la police est perçue comme un outil de contrôle et non comme un service au public. Face à cela, la police accepte mal de repenser son action.
Je suis profondément agacé par ceux qui avancent toujours la fameuse phrase de Charles Pasqua selon lequel « la peur du gendarme est le commencement de la sagesse. »
C’est faux. Cette peur ne mène qu’à l’agressivité et la violence. Tant qu’on voudra « gérer » les gens et non travailler avec eux, sur leurs besoins, on générera des situations problématiques et des tensions. La gauche a autant échoué sur ce point que Nicolas Sarkozy. François Hollande avait dans son programme quelques bonnes idées pour remédier à ces tensions police-population, qu’il n’a absolument pas mises en oeuvre.
Comme par exemple la lutte contre les contrôles d’identité au faciès ?
Par exemple. Le récépissé était une mesure simple, un signe. On aurait pu tenter au moins une expérimentation. Eh bien non. Les policiers n’ont pas voulu, le corporatisme a été le plus fort, les syndicats ont vitupéré, et le gouvernement a abandonné, sans que personne ne s’interroge sur les conséquences et le message négatif que cela produisait. On n’avance pas.
Au carrefour où les policiers ont été violemment attaqués au cocktail molotov, dans l’Essonne, les policiers avaient notamment pour mission de protéger une caméra de vidéosurveillance censée endiguer le trafic et dissuader ceux qui détroussent les automobilistes au feu rouge…
Depuis plusieurs années, la politique d’équipement en vidéosurveillance est pensée dans la perspective suivante : « mettons des caméras, les policiers n’interviendront qu’en cas de problème », ceci pour faire des économies d’effectifs. On sait pourtant dans l’absolu que cela ne fonctionne pas, que si les agents ne sont pas là en amont et ne font pas un minimum « partie du paysage », on n’arrive à faire qu’une police « réactive » toujours en retard sur l’événement.
Avec le cas, tragique, de Viry-Chatillon, on touche le summum du paradoxal : les policiers doivent garder une caméra ! On n’est plus dans la sécurité dynamique, on subit les événements.
Les policiers nous disent : « On est devenus des pions ».
Ils ne se sentent pas respectés, d’où le fait que certains ont peut-être moins de respect vis–à-vis des personnes qu’ils contrôlent… C’est un cercle vicieux. Il y a encore quelques années, les policiers tiraient une certaine fierté de la résolution de conflit quand elle n’aboutissait pas à une affaire judiciaire. Une dispute entre voisins ou un problème avec un groupe de jeunes réglé via la discussion était considéré comme une petite victoire. La politique du chiffre l’a détruit.
Les années passent et on a l’impression d’une inlassable répétition : un incident grave survient, le gouvernement le condamne, le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre se déplacent pour soutenir les policiers, puis annoncent des effectifs supplémentaires. Que faire ?
C’est grosso modo le résumé de dix ans de politique répressive. L’enjeu, pour lutter contre la délinquance, consiste à s’appuyer sur la population. On fait le contraire, on contrôle en masse des gens qui dans 99% des cas n’ont rien à se reprocher, parce qu’on veut montrer que la police est présente. Mais on n’attrape pas les délinquants qu’on cherche avec des contrôles d’identité. Aucun politique n’a le courage de faire changer les choses.
Il y a une quinzaine d’années, à la Grande Borne, des îlotiers tournaient à pied et connaissaient tout le monde.
Dans son programme, Hollande avait aussi promis quelque chose sur la police de proximité. Qu’a-t-il fait ? On le cherche toujours. Le blocage est total. Même s’il ne faut pas négliger les difficultés économiques, tout cela ne peut mener qu’à du pire. On oublie, en outre, qu’une police de proximité n’est pas nécessairement que « gentille ». Elle peut aussi être un instrument de contrôle, dans le sens où l’on sait ce qu’il se passe dans le quartier. C’est essentiel. Y compris, d’ailleurs, en matière de lutte contre le terrorisme. Mais elle doit s’appuyer sur le public pour lutter contre la délinquance.
Comment appréhendez-vous aujourd’hui le niveau du malaise des policiers ?
Il faudrait pour cela analyser davantage un certain nombre d’indicateurs : dépression, suicide, démissions, afin de savoir si le malaise est plus fort qu’autrefois… Mais on voit bien que les policiers se sentent mal. Avec la même question qu’ils se posent en boucle : à quoi je sers ? Et tous les fantasmes, aussi, qui peuvent l’accompagner. Comme le discours selon lequel la justice ne jouerait pas son rôle en n’incarcérant pas les gens. Pur délire. On n’a pas eu moins de gens en prison sous Taubira. On le sait.
Propos recueillis par Céline Rastello
Source : Nouvel Obs
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