Les policiers pourront toujours être filmés
Un sénateur LR voulait punir la diffusion d’images des forces de l’ordre
L’utilisation du smartphone est devenue incontournable en manifestation. La diffusion d’identités de policiers sur les réseaux sociaux alarme les syndicats. Photo archives david rossi
Sur les manifestations, comme dans nos vies, ils sont partout : les smartphones filment, et parfois en temps réel sur les réseaux sociaux, l’action en train de se dérouler. Ces vidéos amateurs, ou saisies par une nouvelle génération de journalistes indépendants, ont aussi permis de documenter les violences policières depuis un an, sur le mouvement des gilets jaunes.
Voilà qui hérisse le poil du sénateur LR de l’Hérault, Jean-Pierre Grand : pour lui, s’il y a des victimes, elles sont exclusivement « de l’autre côté ». Comprendre, dans les rangs des policiers. Il vient de proposer plusieurs amendements visant à réprimer pénalement, d’une amende de 15 000€, la diffusion de photos ou de vidéos montrant les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions. Hier, ces textes ont été retoqués en commission des lois au Sénat. « Ils ont été jugés irrecevables, et pourtant, je ne demandais pas la lune : juste une meilleure protection pour les policiers, victimes d’un déferlement de haine », regrettait l’élu hier midi. Sa proposition sera néanmoins débattue la semaine prochaine en séance.
En plein mouvement social, cet amendement a en tout cas soulevé de vives réactions, nombre de voix s’élevant contre une possible dérive liberticide. « C’est indigne d’une République démocratique, a ainsi tweeté le Syndicat national des journalistes. Il va à l’encontre des standards mondiaux et européens de la liberté de la presse et de la liberté d’information. »« La police est un service public, au service de tous, on doit donc pouvoir regarder tout ce qui se passe« , a pour sa part tancé le journaliste David Dufresne, interrogé hier sur France Inter. Sous le hashtag #alloplacebeauvau, son compte Twitter recense justement les cas de violences policières en France. Rien n’interdit aujourd’hui dans la loi de filmer les forces de l’ordre hormis certains services spécifiques, tels le Raid ou les agents du contre-espionnage.
« Rééquilibrer le rapport de forces »
Fallait-il étendre ce droit à l’anonymat au reste de la profession ? Au sein du syndicat de policiers Alliance, à Marseille, Rudy Manna, ne cache en tout cas pas son agacement face à ces smartphones brandis sur ses collègues « à bout. On a des fois l’impression de tourner un Spielberg ! » Mais c’est davantage la diffusion des visages ou identités des policiers sur les réseaux sociaux qui l’alarme. Dans la cité phocéenne, un tract orné de douze visages de membres de la Bac – que nous avons pu consulter – aurait ainsi déjà circulé. « On a déposé plainte, mais le parquet n’a pas suivi », regrette le syndicaliste qui voudrait que tout visage de policier soit « systématiquement flouté ». « Les gars ont des familles, et on les cible personnellement », s’indigne-t-il.
« Pas anti-flic », Me Brice Grazzini est l’avocat de la jeune Maria, qui a déposé plainte après avoir été grièvement blessée, le 8 décembre 2018 à Marseille, en marge d’une manifestation de gilets jaunes. Elle accuse la police de l’avoir violemment frappée. Une enquête judiciaire pour « violences aggravées par personnes dépositaires de l’autorité publique, en réunion, avec arme » et « non assistance à personne en danger », est en cours.
Mais qu’en aurait-il été sans la révélation d’une vidéo amateur tournée ce soir-là ? « Dans le cas de Maria comme dans bien d’autres, on sait que sans images, il n’y aurait pas eu d’enquête. Et même là, quand on demande à voir les images de vidéosurveillance, comme par hasard, on a un logiciel en panne », ironise l’avocat. À la Quadrature du Net, Arthur Messaud, juriste, estime pour sa part que l’utilisation de la vidéo est une « façon pour la population de présenter son rapport à la réalité », une forme de « rééquilibrage du rapport de forces ». Et si l’amendement du sénateur Grand lui apparaît davantage comme « un clin d’oeil électoraliste », certains aspects de loi contre la haine en ligne, comme la demande faite aux plateformes de supprimer sous 24h un contenu signalé par la police (et finalement retiré de la loi Avia hier, NDLR), l’ont plus inquiété. « Sous prétexte de protéger de la haine ou d’entreprises terroristes, on intente aux libertés, pose-t-il. Car aucun acteur n’aura les moyens d’étudier chaque cas. Il y a donc le risque qu’elles suppriment d’office, voir anticipent, les demandes de la police. »
« Mon smartphone, c’est ma seule arme »
Jacques (1) a 37 ans, il est magasinier et gilet jaune à Marseille. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de manifester sans son smartphone. Prêt à dégainer. « Au début du mouvement, c’était comme filmer ta bande de potes, c’était festif, se souvient-il. On se faisait des selfies sur les péages, on se montrait nos gueules sur Facebook. » Le climat vire brutalement, en décembre 2018. « La manif de Paris part en couille, et même ici à Marseille tu commences à voir des trucs dingues : des CRS qui te gazent direct dans la gueule, des coups de pied, des coups de matraque à terre, des insultes hard. » Il l’assume désormais : « Mon téléphone, c’est une arme, mais de défense. La seule que j’ai, en fait. Je me dis qu’un jour il sauvera peut-être une vie, ma vie. En attendant, c’est une façon de dire que même si la justice ne condamne presque jamais les flics, nous, le peuple, les regardons faire. C’est une forme de pression. »
La pression, Marc (1), 35 ans, policier au sein de la Compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI), à Marseille, l’a aussi. Agent en civil, il a « bien 44 samedis de gilets jaunes » derrière lui et « probablement des gens de (sa) famille » dans le mouvement. « Mon boulot, c’est d’interpeller, sur ordre seulement, et en petit groupe, un élément signalé dans la manif. Il faut intervenir vite : idéalement, on l’embarque chacun par un bras et on le sort de la foule. Parfois c’est plus compliqué. » Les gens qui filment ne le « dérangent pas, parce qu’on essaie de faire les choses proprement. Mais ils mélangent tout, la violence légitime, pour maîtriser un individu par exemple, et celle qui est illégitime », comme, par exemple, « les coups de pied dans une personne à terre. On doit rester exemplaires, maîtres de nous ». Ce qui inquiète Marc, c’est de voir son identité révélée, diffusée sur les réseaux sociaux. « Des crachats, des insultes, on s’en prend chaque samedi. En un an, on a appris à subir. Mais on pense tous aux policiers égorgés à Magnanville. On pense tous à nos femmes, à nos enfants. Et là, oui, ces vidéos qui circulent n’importe où sont un danger pour notre vie privée, mais aussi pour notre job : moi, je ne fais du maintien de l’ordre qu’un jour par semaine ! Le reste du temps, je me fonds dans les cités pour lutter contre le trafic de drogue, de voitures volées. La base de mon métier, c’est l’anonymat. Mon visage et mon nom sur Internet, je ne peux pas me le permettre. »
(1) Les prénoms ont été changés.
Source : La Provence
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