Les otages du Bataclan : « Je viens de tuer 100 personnes : je te tue, je verrai pas la différence »
Par Paul Conge
Publié le 20/10/2021 à 6:00
Au procès du 13-Novembre, cinq otages du Bataclan ont reconstitué, ce 19 octobre, leurs heures passées avec les deux terroristes jusqu’à l’assaut final de la BRI. Des moments terrifiants, pervers et parfois sans queue ni tête.
Ils sont cinq. Tous ont le visage irradié par la force des survivants. Affichent cet air de ceux qui ont côtoyé le diable, tutoyé la mort. Certains se sentent coupables d’avoir survécu. Craignent même d’avoir « collaboré » avec les terroristes. Mais tous s’entendent : « On est des miraculés. » Ce 19 octobre, au 28e jour du procès des attentats de Paris et de Saint-Denis, David, Grégory, Caroline, Sébastien et Arnaud, cinq otages du Bataclan, ont défilé à la barre. Ils ont reconstitué, minute par minute, la prise d’otage qu’ils ont vécue de l’intérieur, au premier étage de la salle de concert. Plongée dans un terrifiant huis clos avec l’État islamique.
21 h 40. Les membres des Eagles of Death Metal viennent de fuir la scène et sur le balcon, David cherche à fuir les déflagrations par tous les moyens. Cette fenêtre, au fond, sur sa gauche, sera-t-elle sa planche de salut ? Le barman de 23 ans l’ouvre, essayant tant bien que mal de grimper sur le toit du Bataclan, et le voilà suspendu à une bouche d’aération, à 7 mètres au-dessus du sol. Mais il sait au fond de lui que l’acrobatie est impossible : « C’est un peu n’importe quoi, je pèse 90 kg. Je me dis que je vais mourir là, d’une balle dans la tête ou d’une chute », raconte David à la barre.
Au même moment, Grégory est caché derrière une rangée de fauteuils. Les coups de feu viennent de cesser. « Je me suis dit que c’est aujourd’hui que je vais mourir », se dit cet ingénieur en informatique, fataliste, en voyant un homme avec une Kalachnikov faire irruption à l’étage. C’est Foued Mohamed-Aggad, un des trois terroristes. Sa voix, directive, le sort de sa tétanie : « Debout ». Il le répète : « Debout ». Grégory s’exécute, veut prendre ses affaires. « Tu n’en as pas besoin, tu vas mourir », rétorque son donneur d’ordres.
« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai senti le besoin de lui parler. Peut-être pour lui rendre la tâche la plus difficile », rembobine Caroline, son amie, en fauteuil roulant face aux juges de la cour d’assises de Paris. « J’avais lu quelque part que c’était plus difficile de tuer quelqu’un une fois qu’on lui avait parlé. » Elle est aussi derrière les sièges, dit qu’elle a un handicap. Aggad s’en contrefout.
Toujours suspendu à son système d’aération, David est sommé de revenir à l’intérieur par l’assaillant, qui lui donne cet argument convaincant : « Je viens de tuer 100 personnes, je verrai pas la différence. »
Les terroristes jubilent en tuant du balcon
Le premier djihadiste est bientôt rejoint par Ismaël Mostefaï, l’autre tueur. David, Grégory, Caroline et huit autres otages — onze en tout — sont entassés dans un coin du balcon, en position assise. Interdiction de bouger, sinon ils meurent. Tous auraient préféré ne pas assister alors à ce jeu sadique auquel se livrent les terroristes, qui tuent, depuis le balcon, des gens à terre dans la fosse en bas. Ils jubilent en le faisant. « Ils visent, ils tirent, ils sont satisfaits. Ismaël Mostefaï est comme dans un jeu vidéo, il prend plaisir à tuer », se glace Grégory à la barre. Dans son coin, David se sent réduit à l’impuissance : « On assiste au massacre, et sans pouvoir agir. » Caroline : « Mostefaï allait de gauche à droite, il avait comme l’air possédé. »
Auprès de ce groupe d’otages pas plus gros qu’une équipe de foot, les tueurs revendiquent leur geste, à grand renfort de diatribes sur l’État islamique et le président de la République. « Ils nous expliquent que François Hollande vient tuer leurs enfants et femmes en Syrie, Irak, qu’ils faisaient pareil ici », reconstitue Grégory.
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Toujours impeccables dans leur rôle de tueurs pervers, les terroristes leur demandent pour qui ils ont voté aux présidentielles de 2012. Grégory : « Ils s’agaçaient que tout le monde leur disait qu’ils n’avaient pas voté ». Des otages moins abstentionnistes qu’effrayés qu’une mauvaise réponse ne leur coûte une balle dans la tête.
D’en haut, David entend le commissaire de la BAC de Nuit s’avancer héroïquement dans le cimetière qu’est devenu le Bataclan. Sept coups de feu. Samy Amimour, le terroriste sur la scène du Bataclan, s’affale, actionne sa ceinture d’explosif. À l’étage, David reçoit des « confettis » de chair dans les cheveux. Les deux restants célèbrent leur ami : « Il s’est bien battu. »
Autodafé de billets
Perturbés par cette arrivée de la police, ils traînent leurs otages dans le couloir, au fond à gauche du bâtiment. Là, à chaque otage sa mission. Ceux à l’entrée, comme Grégory. Il servira de porte-parole aux policiers, et ira chercher une sacoche pleine de chargeurs oubliée sur le balcon. Ceux aux fenêtres, comme Sébastien, qui feront bouclier.
Ce sont deux heures de huis clos infernal traversées par des moments de flottement. Mille pensées se bousculent dans sa tête de Sébastien lorsque les terroristes sortent une liasse de billets et lui demandent de la brûler. Il ne sait pas pourquoi, il songe à cette vidéo célèbre où Gainsbourg brûle un billet de 500 francs, se persuade qu’une fois cet autodafé fini, ils le tueront : « Ça y est, je vais être sacrifié sur l’autel du capitalisme occidental. » Tellement qu’une fois la liasse carbonisée, il va jusqu’à prendre des billets dans son propre portefeuille et les enflamme à leur tour, pour que le feu dure plus longtemps. Un des deux assaillants coupe court : « On t’a rien demandé ! »
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Un autre otage a le malheur de rire. Foued Mohamed-Aggad l’attrape, le conduit au bout du couloir, face contre le mur, et décharge une balle de Kalach juste côté de sa tête. « J’avais l’impression d’être dans une file d’attente pour l’enfer », s’alarme David, terrifié. Quelques instants plus tard, un percuteur de l’arme de Mohamed-Aggad dysfonctionne. Un coup part en l’air. « Kalach de merde ! », s’écrie-t-il. Tout du long, « il s’adresse à nous comme des potes, comme un mec de banlieue. C’est un mec avec qui j’aurais pu jouer au foot », remarque David, originaire de région parisienne.
Et puis, il y a ces instants où les otages pouffent, comme lorsqu’ils entendent cet accent du sud très prononcé – mais inattendu – sortir de la bouche d’un négociateur de la BRI. Grégory est le porte-voix des terroristes à travers la porte. Il crie leurs doléances : qu’ils n’approchent pas, ils ont des ceintures d’explosifs ! Que le chef de l’État signe une lettre qui atteste du retrait des troupes en Syrie ! Des réclamations « improvisées » selon Caroline : « Cette lettre ne me paraissait pas être une demande calculée, réfléchie. » Comme si cette prise d’otage n’était pas au programme. « La tuerie de masse, en bas, c’était défini, mais comment finir la soirée, ce n’était pas très clair pour eux », approuve Grégory. « Aggad était déterminé à répandre la mort. Mostefaï était plus calme », assure David.
Joie morbide
Tout ce que perçoit Grégory du début de l’assaut de la BRI c’est « une porte noire, montée sur roulettes ». C’est en fait le bouclier Ramsès de la colonne d’assaut, qui s’avance dans un déluge de feu – Mostefaï tire à l’autre bout du couloir. Le moyen balistique chute un mètre plus loin quand il rencontre les marches. Les otages à l’entrée s’écartent alors que des grenades assourdissantes explosent. « On se fait le plus petit possible », raconte David, épargné comme tous les autres par les balles. Les rangers des policiers d’élite écrasent la tête de Caroline. Le Ramsès tombe sur elle. Mohamed-Aggad actionne sa ceinture et finit piteusement coupé en deux. « L’assaut était d’une violence inouïe, narre Caroline. On a senti le souffle de l’explosion. C’était indescriptible. » Mostefaï, projeté en bas des escaliers, est tué par la BRI. Arnaud, otage positionné non loin du corps des terroristes, a ce mot en fin de journée à la barre : « J’ai eu beaucoup de plaisir à baigner dans les restes des terroristes disloqués. C’est une joie morbide, mais c’est une joie assumée ».
En descendant les marches du Bataclan, David voit un marécage de sang et éprouve des états d’âme. « Pourquoi ils sont morts et pas moi ? Est-ce que j’ai collaboré ? Est-ce que je n’ai pas participé ? » Et il s’évanouit.
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Source : Marianne
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