Alors que la réforme de l’assurance chômage, présentée mardi 18 juin, fixe de nouvelles règles pour les six millions d’inscrits à Pôle emploi, révélations sur les pratiques de minimisation du nombre de chômeurs gérés par les agents de Pôle emploi.
► Une enquête de Cécile Hautefeuille , cellule investigation de Radio France « Entre les chiffres affichés par Pôle emploi et la réalité, il y a un gouffre. » Dominique* est conseiller à Pôle emploi. Dans son portefeuille (le nombre de demandeurs d’emploi dont il a la charge) il y a officiellement jusqu’à 350 personnes. Mais dans les faits, il peut y en avoir jusqu’à 700. Et certains de ses collègues en gèrent plus d’un millier. Pourquoi un tel écart ?
Du simple au double
L’explication est simple : sur son site institutionnel , Pôle emploi ne considère « en portefeuille » que les demandeurs d’emploi des catégories A et B . Ce sont des personnes qui ne travaillent pas du tout ou qui sont en activité réduite (moins de 78 heures par mois). Les autres catégories (C, D et E ) – qui regroupent ceux qui travaillent davantage, qui sont en formation ou en arrêt maladie – n’apparaissent nulle part, du moins publiquement. Selon les données de plusieurs agences dans différentes régions que nous avons pu consulter, c’est un fait : en ajoutant la case « hors portefeuille », on peut facilement passer du simple au double.
Pôle emploi explique que ces personnes n’ont pas besoin des mêmes services ni du même accompagnement que les autres, et qu’il est donc logique de les classer hors portefeuille. « Ces gens-là existent et ils peuvent parfaitement nous solliciter , remarque cependant Dominique. Ils peuvent demander un rendez-vous pour faire le point sur leur formation et la suite à y donner. Ils peuvent aussi nous envoyer des mails qui viennent s’ajouter à tous les autres. »
C’est anxiogène parce que nous sommes tenus de traiter les mails reçus dans les 72 heures . Et on a en beaucoup ! » Dominique, conseiller Pôle emploi.
Des conseillers injoignables
Le volume des courriels reçus a considérablement augmenté. En 2015, la direction a fait le choix de donner à chaque demandeur l’adresse mail de son conseiller. Résultat : en 2017, 27 millions d’échanges ont été comptabilisés. Un chiffre en hausse de 43 % sur un an, selon un rapport conjoint de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’inspection générale des finances (IGF). Cette dématérialisation des services était censée faire gagner du temps aux agents car les demandeurs d’emploi se déplacent moins en agence. À condition bien sûr que le conseiller ait le temps de répondre aux mails, or ce n’est visiblement pas toujours le cas.
Laure*, qui est inscrite à Pôle emploi, en a fait l’expérience. Elle est inscrite en catégorie C (elle est donc en activité réduite). Elle a tenté à deux reprises de contacter son conseiller. En vain. « Je lui ai écrit deux fois en l’espace de deux ou trois mois dont une fois pour lui demander un rendez-vous mais il n’a pas donné suite. Je comprends que je ne suis pas prioritaire mais à quoi bon nous donner un contact si on n’a pas de réponse ? » s’interroge-t-elle.
Jusqu’à 1 000 dossiers « fantômes »
Une autre pratique pose question. Elle concerne cette fois-ci les chiffres officiels qui sont publiés par Pôle emploi sur son site institutionnel . Un manager d’une agence Pôle emploi affirme que des demandeurs d’emploi n’apparaîtraient nulle part. « Un certain nombre de gens ne sont pas immédiatement affectées à un portefeuille, explique-t-il. Parce qu’ils viennent de s’inscrire ou qu’ils se sont réinscrits après une courte période de travail. Ils se retrouvent alors dans une sorte de sas d’attente. En moyenne, j’ai 300 personnes en attente d’affectation dans mon agence. Mais parfois, il y a des pics dans l’attente de l’embauche d’un CDD. »
En ce moment, j’ai presque 1 000 personnes en attente ! » Un manager de Pôle emploi
Selon ce manager, c’est la hiérarchie qui conseillerait aux responsables d’agence de faire en sorte que les tailles moyennes de portefeuilles diminuent : « La direction territoriale nous demande de toiletter les portefeuilles avant leur publication pour que les chiffres affichés soient plus acceptables. Dans certaines agences, on fait baisser la moyenne en affectant des chômeurs à un conseiller qui n’est pas censé gérer des demandeurs d’emploi. » Précision importante : on parle là des chiffres des portefeuilles des agents de Pôle emploi et non pas des statistiques du chômage qui elles, intègrent ces chômeurs inscrits à Pôle emploi.
Nous avons interrogé la direction générale de Pôle emploi sur ces pratiques pointées par le manager. La réponse est catégorique : « Pôle emploi ne manage pas ses agences par la taille de ses portefeuilles (…) En aucun cas la taille des portefeuilles ne constitue un indicateur de performance. » Le directeur général adjoint de Pôle emploi en charge du réseau ajoute que « Pôle emploi n’est pas jugé sur la taille des portefeuilles des agents mais sur les taux de retour à l’emploi et le taux de satisfaction des demandeurs d’emploi qui est de 73,2 % sur l’ensemble du territoire « .
Des portefeuilles « poubelles »
À la direction de Pôle emploi, on insiste aussi sur l’offre de service déployée depuis six ans, qui consiste à faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin. Pôle emploi décline ainsi différents services selon les profils des demandeurs d’emplois.
“350 personnes”, c’est la taille officielle de portefeuille la plus élevée affichée sur le site de Pôle emploi. / Capture d’écran Pôle emploi
Plus l’accompagnement doit être ”intense”, plus le portefeuille du conseiller est réduit afin qu’il puisse assurer au mieux sa mission. À l’inverse, les demandeurs d’emploi plus autonomes sont répartis dans des portefeuilles dits « suivis » où le nombre de personnes est beaucoup plus important. Plusieurs sources au sein de Pôle emploi estiment cependant que ces portefeuilles suivis sont devenus une « poubelle » dans laquelle on place aussi des chômeurs de longue durée. L’objectif serait de faire baisser la taille moyenne des portefeuilles dits “renforcés”.
L’enjeu est politique. Il s’agit de démontrer que Pôle emploi se donne les moyens d’aider ceux qui en ont vraiment besoin. Dans leur rapport , l’IGAS et l’IGF font le même constat. Les portefeuilles suivis deviennent une « variable d’ajustement » :
« En cas de saturation des portefeuilles d’accompagnement plus intense, les demandeurs d’emploi sont vraisemblablement orientés vers un accompagnement qui l’est moins. »
Interrogée sur ce point, la direction de Pôle emploi répond que « la priorité est au contraire d’augmenter le nombre de personnes en accompagnement renforcé (…) tout en préservant la qualité d’accompagnement ».
Des agences moins favorisées…
Dernier point problématique concernant la taille des portefeuilles des agents : les inégalités entre les territoires. Pôle emploi a mis en ligne sur son site une carte interactive de la France qui mentionne, agence par agence, la taille moyenne des portefeuilles. Michel Abhervé, ancien professeur d’économie sociale à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée a comparé toutes ces données sur son blog . Son constat est sans appel : « Les agences qui ont les plus gros portefeuilles sont pratiquement toutes dans des zones défavorisées, ce qui va à l’encontre de la logique qui veut que l’on fasse plus pour ceux qui en ont le plus besoin « . À nombre d’inscrits quasi équivalent, l’agence de Roubaix Les Prés (Nord) a ainsi des portefeuilles suivis deux fois plus étoffés que celle de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), commune pourtant plus prospère.
À nombre de demandeurs d’emploi équivalent, l’agence de Roubaix Les Prés compte près du double de portefeuilles suivis par agent que l’agence de Levallois-Perret. / Capture d’écran Pôle emploi
… et des agents de moins en moins nombreux
Selon un rapport sur Pôle emploi publié au début de l’année 2019 par le député Les Républicains des Vosges Stéphane Viry, cette taille importante des portefeuilles des agents de Pôle emploi aurait une conséquence sur l’accompagnement des chômeurs. Il dénonce « une dégradation du service rendu en termes d’accompagnement » et souligne que « certains demandeurs d’emploi ne sont pas contactés par leur conseiller pendant plusieurs mois, ce qui est une aberration absolue « . Le député souligne que les agents ne sont pas responsables et qu’ils ne peuvent pas faire un accompagnement digne de ce nom parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Il rappelle « qu’après une première baisse en 2018, le projet de loi de finances 2019 prévoit une nouvelle diminution des effectifs de 800 équivalents temps plein « .
Le ministère du Travail justifie ces réductions de postes par un début de baisse du chômage et la dématérialisation des services qui permet de gagner du temps sur certaines tâches. À partir du mois de juillet 2019, de nouveaux entrants devraient arriver aux guichets de Pôle emploi. Un décret ouvrant des droits – sous conditions – aux travailleurs indépendants et aux démissionnaires devrait en effet être publié. La réforme devrait toutefois dans le même temps durcir les règles d’entrée. Au moins 230 000 personnes pourraient donc être exclues du système d’indemnisation.
*Les prénoms ont été modifiés
Source : France Inter
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