Les autorités sortent la carte «secret défense» et défient la presse
A la Direction générale de la sécurité intérieure à Levallois-Perret, en juillet 2018. Photo Marc Chaumeil
Après l’interrogatoire la semaine dernière de trois journalistes qui avaient enquêté sur l’utilisation d’armes françaises au Yémen, la Direction générale de la sécurité intérieure a convoqué mercredi une reporter du «Monde» pour ses articles en lien avec l’affaire Benalla. Un moyen de faire pression sur les journalistes et d’intimider leurs sources.
Elle est l’auteure de l’article qui a déclenché l’affaire Benalla, révélant les coups portés par l’ex-collaborateur de l’Elysée contre un manifestant, le 1er mai 2018. Ariane Chemin, journaliste au Monde, est convoquée pour une audition libre à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le 29 mai. Une initiative «préoccupante» pour la liberté de la presse, selon le quotidien, qui a dévoilé l’information mercredi. Le Monde n’envisage pas d’action judiciaire à ce stade. «Nous verrons comment cela se passe», commente son directeur, Jérôme Fenoglio. Cette convocation est d’autant plus inquiétante qu’elle intervient peu de temps après celle d’autres journalistes ayant enquêté sur des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite.
Pour quel motif Ariane Chemin est-elle convoquée par la DGSI ?
«Révélation ou divulgation de toute information qui pourrait conduire, directement ou indirectement, à l’identification d’une personne comme membre d’une unité des forces spéciales», détaille Jérôme Fenoglio, reprenant les termes de l’article 413-14 du code pénal. L’enquête a été ouverte par le parquet de Paris à la suite d’une plainte déposée par une personne nommée dans l’un des articles de la journaliste sur l’affaire Benalla. Sans doute s’agit-il de Chokri Wakrim, militaire de l’armée de l’air, dont le Monde a écrit, le 8 février, qu’il «a occupé un poste de comptable au commandement des opérations spéciales». A l’époque, le Monde revenait sur le parcours de celui que Libération a brusquement fait apparaître dans l’affaire Benalla, en révélant, d’une part, son rôle dans l’exécution du contrat russe scellé entre Benalla et l’oligarque Iskander Makhmudov. Et d’autre part, la proximité de Wakrim avec le plus haut sommet de l’Etat, celui-ci étant le compagnon de Marie-Elodie Poitout, alors cheffe de la sécurité du Premier ministre.
Qu’en est-il des journalistes qui ont enquêté sur des ventes d’armes utilisées au Yémen ?
Trois de ces journalistes ont déjà été convoqués par la DGSI : Benoît Collombat, de la cellule investigation de Radio France, et deux cofondateurs de Disclose, un médiat d’investigation. Mi-avril, le site d’information avait révélé un document classifié au niveau «confidentiel-défense» émanant de la Direction du renseignement militaire (DRM) et publié une enquête sur l’utilisation d’armes françaises dans la guerre au Yémen. Un quatrième journaliste du collectif, Michel Despratx, a appris mercredi qu’il était lui aussi attendu au siège de la DGSI à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), mardi prochain. En l’espèce, il s’agit d’une enquête préliminaire pour «compromission du secret de la défense nationale», ouverte le 13 décembre après une plainte du ministère des Armées, autorité de tutelle de la DRM. «Les documents confidentiels révélés par Disclose et ses partenaires présentent un intérêt public majeur. Celui de porter à la connaissance des citoyens et de leurs représentants ce que le gouvernement a voulu dissimuler», avait réagi le média. Le rapport révélé contredisait en effet les affirmations des autorités françaises selon lesquelles ces armes n’étaient pas utilisées ou seulement en position défensive. Il ne comportait aucune information de nature à menacer la sécurité d’éventuels militaires ou agents français sur le terrain.
Mercredi, Disclose a dénoncé «une nouvelle tentative du parquet de Paris de contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la protection des sources». D’après les récits des trois journalistes déjà entendus, les enquêteurs de la DGSI cherchaient à identifier leurs informateurs. La compromission du secret de la défense nationale est punie d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende. Trente-sept rédactions françaises avaient soutenu les journalistes au moment de leur convocation, et dix-sept ONG de défense des droits humains s’étaient inquiétées des «menaces pesant sur la liberté de la presse».
Quels sont les précédents ?
Il faut remonter à 2017 pour trouver une affaire similaire, avec le même motif – avoir publié un document secret défense – et avec le même objectif : obtenir les sources des journalistes, et les dissuader de publier de nouveaux documents confidentiels, de façon plus ou moins menaçante. Cette année-là, ce furent d’abord Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart et Clément Fayol, journaliste pigiste, qui avaient été entendus par la DGSI suite à un article publié le 20 mars 2016 sur les compromissions géopolitiques de la France au Tchad. Aucune poursuite n’avait été engagée contre Edwy Plenel. En revanche, le journaliste Clément Fayol avait reçu un rappel à loi, signé par le procureur de Paris, François Molins. Dans ce courrier, que Libé a pu consulter, il est précisé, de manière explicitement menaçante : «Aucune poursuite pénale ne sera engagée à votre encontre si, dans un délai de six ans, à compter de ce jour, vous ne commettez aucune nouvelle infraction de cette nature. A défaut, la présente procédure pourrait être alors reprise et votre renvoi devant le tribunal correctionnel requis.»
Plus récemment, Valentine Oberti, journaliste à l’émission Quotidien, a été convoquée il y a deux mois avec sa JRI et son preneur de son par la DGSI parce qu’ils enquêtaient sur les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis . En 2016, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, journalistes au Monde, avaient eux aussi été convoqués par la DGSI, sur la base d’un article décrivant la préparation, trois ans plus tôt, d’un possible bombardement de bases militaires du régime de Bachar al-Assad, en réponse aux attaques chimiques du président syrien. Contacté, Gérard Davet, qui au final a écopé d’un simple rappel à loi, raconte une audition quelque peu surréaliste : «Ils ont cherché à savoir qui nous avait donné ce document, en nous demandant notamment si c’était François Hollande.»
Deux ans plus tôt, en mars 2014, c’est une journaliste de la Croix, Anne-Bénédicte Hoffner, qui avait été entendue par la DCRI (l’ancêtre de la DGSI), après avoir publié un article sur les failles de la prévention de l’islam radical en France. «Le but était de m’impressionner. L’un des policiers m’a dit : « La prochaine fois que vous aurez accès à des informations, vous vous souviendrez de nous »», raconte à l’époque la journaliste.
En 2013, au tour du journaliste de Libération Pierre Alonso et de sa consœur Andréa Fradin, alors journalistes pour le site internet Owni, d’être auditionnés suite à un article sur un appel d’offres pour un nouveau système judiciaire. Là encore, les enquêteurs avaient tenté de connaître leurs sources, tout en leur proposant de «parler « en off » de leurs collègues». Guillaume Dasquié, directeur de la publication d’Owni, avait également été convoqué à l’époque. Ce n’était pas la première fois pour lui : en 2007, il avait déjà été entendu par les services de renseignement français, toujours pour le même motif, «compromission du secret de la défense».
Source : Libération
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