« Le plus important n’est pas de filmer, mais de diffuser » : comment les vidéastes ont réussi à documenter les violences policières
Ils sont de plus en plus nombreux et souvent au plus près des forces de l’ordre. Qu’ils soient amateurs ou professionnels, ils n’hésitent pas à plonger au cœur des manifestations, au risque, souvent, d’être blessés.
Place de la République, devant un mur de photographes, un gendarme lance une grenade lacrymogène, lors d’une manifestation de « gilets jaunes » à Paris, le 2 février 2019. (KARINE PIERRE / HANS LUCAS / AFP)
« J’entends le ‘plop’ du tir de Flash-Ball et je vois un homme qui s’écroule. J’enclenche la vidéo sur mon appareil photo. » L’image est gravée dans la mémoire de Pedro Brito Da Fonseca. Le 8 décembre 2018, ce journaliste de l’agence audiovisuelle Premières lignes, habitué à couvrir des conflits, de la révolution tunisienne à la guerre en Syrie, part photographier la quatrième manifestation des « gilets jaunes » organisée à Paris. « Quand je vois l’utilisation hallucinante du lanceur de balles de défense (LBD), je décide de filmer », explique-t-il. Toute la journée, il reste attentif à l’utilisation décriée de cette arme par les forces de l’ordre.
Janvier, février, mars 2019… Pedro Brito Da Fonseca poursuit sa démarche. S’il s’en éloigne un temps, c’est pour mieux y revenir, pendant la contestation contre la réforme des retraites. Son objectif : documenter. Jusqu’ici, il a précieusement conservé ses images. Aujourd’hui, le journaliste, déjà auteur d’un film sur les violences policières pendant les manifestations contre la loi Travail, mais qui se défend de « tout sentiment anti-flic », réfléchit à un documentaire produit par Premières lignes. « Ces images sont des pièces d’archives, elles appartiennent à l’histoire », souligne-t-il.
« Voir de mes propres yeux ce qui se passe »
Pedro Brito Da Fonseca n’est pas le seul à filmer en manifestation. A ses côtés se trouvent d’autres vidéastes. Des professionnels, comme des amateurs, aux profils hybrides, comme Rémy Buisine, Gaspard Glanz et Taha Bouhafs. « J’aime être au cœur de l’actualité, voir de mes propres yeux ce qui se passe, c’est plus intéressant que de le voir à la télé », confie Nicolas Mercier, qui a créé sa chaîne YouTube, Hors-Zone Press, et se présente comme journaliste. Equipé d’un caméscope, d’un casque et de lunettes balistiques, ce quinquagénaire, commercial la semaine, passionné des mouvements sociaux le samedi, a suivi toutes les manifestations des « gilets jaunes ».
Il y a une sorte d’excitation à filmer des images que les grands médias n’ont pas.Nicolas Mercierà franceinfo
C’est ce qui s’est produit le 1er décembre 2018, dans le Burger King proche de la place de l’Etoile, à Paris, quand des fonctionnaires de police ont matraqué des manifestants réfugiés dans le fast-food. A l’extérieur, Nicolas Mercier filme, avant d’être lui-même frappé par un CRS. Aucun journaliste n’a de telles images. Sa vidéo est largement diffusée sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Pour Nicolas Mercier, il y a eu un avant et un après Burger King. Désormais, il vend régulièrement des vidéos aux médias. Les sommes varient entre 250 et 600 euros pour une séquence. « Pendant un mois, je peux ne rien vendre. Je le vois comme de l’argent de poche. »
« Cette génération est spontanée »
Lelly Gijabet, elle, transmet gratuitement ses vidéos aux victimes de violences policières. « Je passe des heures à les identifier », précise cette femme de 43 ans, originaire du Nord, qui dit « comprendre » les « gilets jaunes » mais n’irait pas jusqu’à « chanter avec eux ». Elle diffuse en direct des manifestations sur une page Facebook, suivie par près de 17 000 personnes. « Les forces de l’ordre passent à côté des gens, les défoncent et partent. J’ai vu trop de personnes se faire exploser la tête gratuitement », s’agace-t-elle.
Une démarche proche de celle de Raphaël : « J’ai commencé à filmer lors du 5e week-end de mobilisation des ‘gilets jaunes’, quand j’ai vu que la police ne respectait pas le protocole d’arrestation. » Le jeune homme de 27 ans filme principalement avec sa GoPro et diffuse ce qu’il considère comme des bavures sur Street News, une chaîne YouTube. « Je ne fais pas ça pour le buzz, ni pour l’argent, mais pour aider les manifestants à préparer leur défense », assure ce « gilet jaune » nantais, « avant tout activiste » et ancien occupant de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Car une partie de ces vidéastes est engagée politiquement, à l’instar de Révolution permanente, site d’
« Ces personnes font un travail de documentation sans demander d’autorisation, sans appartenir à des rédactions. Cela ne veut pas dire que leur regard est plus ou moins juste. Cette génération est spontanée, c’est passionnant ! » s’enthousiasme le journaliste David Dufresne. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », il interpelle sur Twitter le ministère de l’Intérieur à chaque manifestant blessé par les forces de l’ordre. La plupart du temps, ses tweets sont accompagnés de vidéos reçues ou repérées sur la Toile. « Le plus important, ce n’est pas de filmer, mais de diffuser », pointe-t-il.
« On montre tout ce qui se passe »
Arnaud* l’a bien compris. Street-medic, ce Dijonnais a fixé une GoPro sur son casque dès les premières manifestations, « pour se protéger » : « Quelqu’un peut estimer que j’ai prodigué de mauvais soins et se retourner contre moi. » Ses images n’étaient pas destinées à être diffusées. Jusqu’au 16 novembre 2019. Ce samedi-là, il est à Paris pour l’anniversaire des « gilets jaunes ». Place d’Italie, il sympathise avec des manifestants. Soudain, l’un d’eux, Manuel, est touché au visage par une grenade lacrymogène. Le projectile lui ouvre le globe oculaire gauche. Arnaud le prend en charge. Le lendemain soir, avec l’accord de Manuel, il décide de mettre en ligne la vidéo. « J’ai tout de suite su que ces images étaient importantes. La vidéo vaut de l’or par rapport au message qu’elle véhicule. Elle ne m’appartient pas : elle fait partie de l’histoire commune », analyse Arnaud.
Un témoignage de grande valeur pour David Dufresne. « Ces vidéos forcent les médias à parler des violences policières, les télés ne peuvent plus faire comme si ça n’existait pas », estime le journaliste.
Des gens munis de leur smartphone racontent ce qui se passe sur le terrain. Ils sont témoins de leur époque, physiquement, pas du haut de leur statut social. On est entre le journalisme et le cinéma brut.David Dufresne, journalisteà franceinfo
Cet espace vacant, délaissé par les journalistes, est investi par ces vidéastes, dont le succès s’explique aussi par la défiance envers les médias traditionnels. Lelly Gijabet a eu le déclic pendant le cortège du 5 janvier 2019 : « Je n’ai vu que de la violence à la télévision. C’était faux. Donc j’ai décidé de filmer les manifestations de bout en bout. » Son « petit média web tourne avec une quinzaine de bénévoles » et « une petite cagnotte » pour les déplacements. Dès le début, elle a créé son auto-entreprise de rédaction web, mais poursuit, en parallèle, une activité professionnelle à temps plein, qu’elle préfère taire.
Aujourd’hui, elle veut une carte de presse. « On montre tout ce qui se passe, les gens se font leur opinion. C’est ma vision des médias. » Les interventions musclées de policiers ne lui ont pas échappé. « Je prends des risques », glisse cette femme qui assure être blessée à chaque manifestation qu’elle couvre. Comme le 28 janvier, où elle a perdu connaissance après avoir été visée par un canon à eau.
« Les policiers ne peuvent pas s’opposer à être filmés »
Cette immersion n’est en effet pas sans risques. Coups de matraque, éclats de grenade, caméscope arraché, téléphone confisqué… Tous les vidéastes interrogés disent avoir été malmenés au moins une fois par les forces de l’ordre. Nicolas Mercier en a fait les frais en mars 2019. Des policiers lui ont reproché de gêner une interpellation. Résultat : ses vidéos ont été effacées et il a été conduit au commissariat, avant d’être rapidement remis en liberté. Il a porté plainte et l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie. Comme le rappelle le Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop), « les policiers ne peuvent pas s’opposer à être filmés sur la voie publique », comme c’est écrit noir sur blanc dans la circulaire du 23 décembre 2008.
« L’uniforme appartient à l’Etat. On n’a pas notre mot à dire, même si ça ne nous plaît pas, rétorque Marie*, policière dans une brigade anticriminalité. Tous les jours, quand je réalise des contrôles d’identité, je suis filmée, en manifestation aussi. Je n’y prête plus attention, ça fait partie de mon quotidien. » Mais comme tous les policiers, elle dénonce les dérives du « CopWatching », quand les visages des fonctionnaires sont exposés sur internet et qu’ils font l’objet de menaces. Ce qui dérange aussi, au sein de la police, c’est que l’image ne pointe que les dysfonctionnements. « Je ne sais pas si beaucoup de gens supporteraient qu’on les filme en disant : ‘Regardez, ils travaillent comme des gorets' », insiste Philippe Capon, le secrétaire général de l’Unsa Police.
« La liberté d’informer est absolue, mais dans ce cas, elle confine au harcèlement, dans le sens où personne n’est soumis à une caméra à hauteur de visage quand il travaille. Néanmoins, les forces de l’ordre doivent avoir à l’esprit qu’elles sont filmées en manifestation, comme toute personne dans un magasin, avec les caméras de vidéosurveillance », tempère Fabien Jobard, chercheur au CNRS spécialisé sur la police française.
Dans le cadre d’une enquête, les vidéos permettent à la fois d’identifier des fonctionnaires et de reconstituer le déroulement des faits. L’image sert à nourrir la compréhension des situations.Fabien Jobard, chercheurà franceinfo
Selon lui, la prise de conscience s’opère peu à peu, notamment lors de la formation continue dispensée aux CRS et gendarmes mobiles. Et le résultat est positif : « Il y a une prise de conscience des effets de l’image. » Mais ce n’est pas nouveau, rappelle le Service d’information et de relations publiques des armées (Sirpa). « Les gendarmes mobiles sont sensibilsés depuis plus de dix ans à la ‘guerre de l’image’ : toutes les situations sensibles sont filmées par des binômes, formés tant à la tactique (bon positionnement), qu’à la technique (utilisation précise de caméras et d’appareils photos, etc.), tous les deux ans », précise le Sirpa.
« Ces vidéos donnent un contrechamp »
De fait, quand une vidéo, massivement diffusée dans les médias et sur les réseaux sociaux, suggère un usage illégitime de la force, l’IGPN est bien souvent saisie. Ces images ont un rôle prépondérant. Raphaël en sait quelque chose : c’est lui qui a filmé le policier giflant un « gilet jaune » le 1er mai 2019 à Paris. La séquence, vue plus de 98 000 fois, est restée dans les esprits. Le brigadier-chef auteur des gifles a finalement été condamné à quatre mois de prison avec sursis et 2 000 euros d’amende, le 19 décembre.
« Il n’y aurait pas eu d »affaire Burger King’ sans ma vidéo. Elle permet de faire pression sur l’enquête. Sans images, les violences policières, c’est parole contre parole et la victime est perdante », appuie Nicolas Mercier. Aujourd’hui, une juge d’instruction enquête sur cette affaire.
« Ces vidéos donnent un contrechamp », analyse David Dufresne. Elles ont un effet détonateur : c’est finalement la vidéo du policier qui fait un croche-pied à une jeune femme, pendant une manifestation, qui a incité le ministre de l’Intérieur à infléchir son discours sur les violences policières mi-janvier. Le geste de trop. « L’impunité des policiers est en train de cesser car il y a des images, observe le journaliste. Le messager est parfois pris à partie, mais pas le message : il y a des violences policières, il faut les documenter. Aujourd’hui, elles le sont des deux côtés du périphérique et ça change tout. C’est le sens de l’histoire. »
* Les prénoms ont été changés
Source : France TV Info
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