Le naufrage des Gilets-Jaunes
L’avantage avec BHL, c’est qu’il se trompe tout le temps et qu’il suffit de penser le contraire de ce qu’il écrit ou dit pour être sûr et certain de se trouver dans le vrai! C’est une véritable performance intellectuelle, un destin unique dans l’histoire des idées même, que d’être la boussole qui, indéfectiblement, indique le sud!
Faisant la promotion de lui-même et de son one man show europhile dans toutes les capitales d’Europe où les salles sont remplies par les invités mondains comme il y en a dans chaque mégapole, il explique qu’il ne s’exhibera à Paris pas sur scène avec son prompteur sans dire que, sur ses terres, la supercherie serait plus facilement démasquée, car il suffirait de filmer la sortie de sa pièce pour y voir tous le people en grappes et comprendre qu’aucun de ceux-là n’avait payé sa place…
Dans un entretien bienveillant du Figaro (20 mai 2018), notre sud magnétique proclame que le mouvement des gilets-jaunes « s’est auto-dévoré ». Ah la belle formule! Des gilets-jaunes cannibales, autophages, mangeurs d’eux-mêmes, en voilà une thèse qu’elle est belle et profonde – elle n’a qu’un inconvénient, c’est qu’elle est fausse…
On comprend que cette version d’un mouvement qui serait la cause de sa propre mort puisse être sa thèse car, d’une part, elle lui permet d’affirmer jusqu’au bout que les gilets-jaunes sont des crétins incapables et qu’ils sont donc à l’origine de leurs propres malheurs – et l’on sait que le malheur des gilets-jaunes, c’est le bonheur de BHL; d’autre part, ce bobard germanopratin lui permet de dissimuler sous le tapis les raisons véritables non pas d’un banquet cannibale, mais d’une orgie d’Etat.
Car les gilets-jaunes ne se sont pas dévorés eux-mêmes, ils ont été déchiquetés, dépecés, hachés menu, coupés, laminés, aplatis, écrasés, éborgnés, énucléés, tapés, cognés, tailladés, broyés, foulés, puis mangés par l’appareil d’Etat, aidé en cela, ruse de la raison, par des syndicats et des partis politiques qui leur sont prétendument opposés mais qui, finalement, idiots utiles, travaillent avec et pour cet Etat. A quoi il faut ajouter les journalistes.
Qui a préparé ce repas constitués de gilets-jaunes?
Commençons par les ennemis qui se sont tout de suite montrés comme tels en affichant leur mépris. A tout seigneur, tout honneur: Emmanuel Macron, chef de bande des intérêts de l’Etat maastrichtien et accessoirement président de la République, a commencé par le mépris. Deux ou trois semaines de silence. Pour un bavard comme lui, ce fut un exploit. Il est vrai qu’en d’autres temps, il avait théorisé la rareté de la parole présidentielle: pour une fois, on aurait pu croire qu’il honorait une promesse.
Pendant ce temps, à La France insoumise, ces trois semaines ont été l’occasion de vomir sur ce petit peuple qui disait sa misère, c’était le temps du: « ces gilets-jaunes sont des factieux d’extrême-droite, tout juste de la troupe lepeniste », point, à la ligne. J’ai souvenir de la coiffure savamment décoiffée et maintenue au gel d’Eric Coquerel dans la salle des Quatre Colonnes qui expliquait qu’il y avait « les fachos » et « les fâchés », qu’ils étaient, eux, costumés mais sans cravate, les fâchés pendant que les autres, habillés en jaune, étaient les fachos… La cellule riposte sémantique de Mélenchon avait probablement pondu l’homophonie fachos contre fâchés, les journalistes ont pris le relais avec gourmandise.
Les rédactions ont sauté sur l’occasion: cette actualité chaude a ravi les chaînes d’informations continues. C’est bon pour l’audience, donc pour les annonceurs, donc pour le coffre-fort. Aucune analyse, aucune réflexion, aucun commentaire politique, aucune mise en perspective historique, mais d’interminables débats sur des plateaux télé où la verbigération tenait lieu de contenu. Sortis de leurs ronds-points par des rédactions qui avaient demandé du folklorique, les rédacteurs en chef ont mis sous les projecteurs des gilets-jaunes affublés de leur vareuse fluorescente et de leur embarras avec tout – leurs corps, leurs gestes, leurs mots, leurs paroles, leurs visages, leurs postures, leurs phrases, leurs démonstrations. Il s’agissait de trouver les spécimens à même d’illustrer la version cabinet de curiosité de cette population. On faisait monter le zoo provincial à la capitale, les parisiens exhibaient ses spécimens.
Comme chacun est devenu journaliste depuis la multiplication des portables qui permettent de photographier, de filmer, d’enregistrer, puis d’envoyer le tout dans des rédactions qui n’ont plus qu’à jeter à la poubelle ou à mettre en boucle, en fonction des intérêts du marché, il a été possible, en choisissant les images adéquates, de relayer la parole du pouvoir qui criminalisait les gilets-jaunes.
Une chaîne a ainsi monté dans un sujet de quelques minutes la totalité des débordements afin de montrer que, oui, le président de la République et BHL avaient bien raison de dire qu’ils étaient foncièrement antisémites, homophobes, racistes, xénophobes, transphobes, misogynes, phallocrates, car des images le montraient. Elles avaient la plupart du temps été tournées lors de barrages forcés, des situations dans lesquelles la bête reprend le dessus chez tout le monde: gardiens des barrages et forcenés du forçage. On ne fit voir que les bêtes vêtues de jaune.
Les intellectuels organiques du pouvoir maastrichtien se sont fait les porte-voix du discours officiel: le ministère de l’Intérieur fournissait les éléments de langage aux penseurs. Depuis les totalitarismes du XX° siècle, on n’avait jamais vu autant d’intellectuels faire cause commune avec le cabinet des patrons de la police! Spécialiste de l’humanisme kantien, Luc Ferry fit savoir qu’il fallait en finir avec tout ça et que l’armée et la police n’étaient pas armées pour rien.
Macron, les journalistes, La France insoumise, la gauche institutionnelle, le Parti socialiste et le Parti communiste français, la CGT, tous ont donc marché main avec le pouvoir dans la main pendant les premières semaines.
Passons maintenant aux ennemis sournois qui se sont présentés comme des amis et qui ont fait copain-copain avec les gilets-jaunes, mais qui préparaient le meurtre du petit peuple habillé en jaune. Le même Coquerel, toujours aussi soigneusement décoiffé, portrait maintenant la parole du Conducator qui, comme souvent, avait changé. Le nouveau mot d’ordre était: « Finie la baston en compagnie de Macron! » Exit l’opposition entre les méchants fachos et les bons fâchés. Les gilets-jaunes parvenant à fédérer, à cristalliser, à mobiliser, à intéresser là où Mélenchon ratait et ramait depuis une bonne année, ils devenaient soudainement intéressants. Nouveau mot d’ordre: « Machine arrière, récupération des fachos dans la caravane des fâchés, en avant toute! »
Comme la ligne directe existe toujours entre les robespierristes, la CGT et le PCF se sont mis à parler « convergence des luttes » avec la France dite insoumise. Le jaune a commencé à disparaître sous les drapeaux rouges. Les mégaphones se sont mis à couvrir la voix des gilets-jaunes et les camionnettes syndicales bardées d’autocollants de la CGT sont devenues les accessoires indispensables des cortèges. On vit alors apparaître des drapeaux anarchistes, des banderoles du syndicat SUD, des drapeaux palestiniens, des bannières LGBT. De moins en moins de jaune, de plus en plus de rouge…
C’est ce moment que les noirs ont choisi pour jouer leur partition chromatique – ce fut autant de jaune absorbé.
Les noirs ce sont les hordes très organisées de blacks blocks dont on ne me fera pas croire qu’ils n’ont pas été instrumentalisés par Macron & Castaner. L’hypothèse haute est que des policiers séculairement affectés à ce genre de basse-œuvre s’y sont infiltrés pour casser, la technique est vieille comme le monde – c’étaient les agentes in rebus de l’antiquité; l’hypothèse basse est que, informés des intentions de ces black blocks par les écoutes informatiques, le pouvoir ait laissé faire. Il me semble que la preuve a été donnée au moins de la version basse: les chaînes de télévision ont en effet montré des individus à genoux en train de dépaver consciencieusement l’avenue des Champs-Elysées sans jamais être inquiétés. Je l’ai beaucoup dit, qu’on me pardonne de me répéter, mais c’est pour moi la preuve et l’aveu de la stratégie macronienne. Place Beauvau, on regarde les télévisions et autres écrans de contrôle. Si l’ordre n’a pas été donné que le dépavage soit stoppé, c’est que Macron avait intérêt à ce que ces pavés soient lancés contre les forces de police et contre les vitrines des magasins. C’est d’ailleurs ce qui a eu lieu: Macron voulait qu’on associe les gilets-jaune à la casse, à la violence, aux incendies, aux barricades, au désordre. C’est ce qui lui permettait d’enclencher la séquence retour à l’ordre. On vit alors des blindés dans la rue.
La scène emblématique de cette volonté de radicaliser les revendications fut celle du saccage de l’intérieur de l’Arc de Triomphe et le bombage d’inscriptions dont la plupart étaient gauchistes – un certain Comité Traoré par exemple. Les images de cette dévastation ont été montrées à l’envi: on pouvait y voir et entendre suffisamment d’informations pour comprendre que, blocks blocks ou non, certains délinquants des banlieues étaient descendus aussi place de l’Etoile pour commettre leurs forfaits. Même si les black blocks grouillent de fils et filles à papa lecteurs d’Agamben, le compagnonnage avec la radicalité des banlieues était avéré. Là encore, ce que les photographes et les journalistes ont pu faire, autrement dit: accompagner les casseurs dans le monument, aucun membre des forces de l’ordre n’a pu le faire! Etrange, n’est-ce-pas?
Ces mêmes sauvages ont voulu saccager la flamme du Soldat inconnu – jadis c’était Cohn-Bendit, l’ami de Macron, qui venait y pisser… Ce sont des gilets-jaunes qui les en ont empêché. Les images des gilets-jaunes qui sauvent le site du Soldat inconnu n’ont pas connu autant de diffusions que les saccages commis par certains dont l’accent n’était ni bourguignon ni provençal, ni picard ni alsacien. La semaine suivante (comme c’est bizarre !) les blindés étaient mobilisés dans Paris.
Affectés eux-aussi par le syndrome des insoumis de pacotille, Dupont-Aignan se montra affublé d’un gilet jaune – le vêtement lui allait ontologiquement comme un slip à une jument disait-on dans l’école communale de mon enfance. Marine Le Pen fut plus subtile, elle savait qu’en ne bougeant pas, elle se trouverait de facto repeinte en jaune. Il lui a suffi de distiller quelques phrases bien senties pour manifester son soutien. Baiser de Judas.
Macron avait donc enquillé des stratégies différentes: le silence méprisant, les propos haineux, la provocation à la violence, il optait désormais pour la radicalisation répressive – laisser faire les dégradations portant ses fruits, il pouvait alors lancer la troupe. Ce qu’il fit avec un plaisir non dissimulé.
Cynique, arrogant, suffisant, prétentieux, effronté, pour tout dire: sale gamin, pendant que Paris brûlait, il skiait à la montagne – on a le Baden-Baden qu’on peut. Castaner, formé au milieu marseillais, au poker des caves ou aux caves des boîtes, mentait éhontément et armait la police avec une quantité industrielle, c’est le cas de le dire, de projectiles, de balles, de grenades, de gaz lacrymogènes. Il y eut un mort, on ne le dit guère, c’était à Marseille, une vieille dame, des blessés en quantité, des hospitalisés par paquets, des ensanglantés, des mutilés qui ont perdu un œil, un doigt, une main. Ensuite, il inventera des salles de réanimation vandalisées dans un hôpital: comment mieux faire passer le message que les gilets-jaunes étaient des barbares? Il n’est pas allé jusqu’à dire qu’ils dévoraient des nourrissons crus dans les maternités, mais il n’aurait pas fallu le pousser trop.
Puis il y eut la répression judiciaire: où l’on vit que, quand elle veut, la justice peut taper vite et fort, sans délais et envoyer en prison tel ou tel que les forces de l’ordre auront accusé – parole de flic contre parole de gilet-jaune, qui croyez vous qu’on croie chez les gens dits de justice? Un boxeur, énervé que la police ait frappé une jeune femme – la plupart du temps ces images ont été coupées dans ce qui était diffusé –, a montré qu’à lui tout seul il mettait en déroute une section armée, casquée, bottée! Direction la prison… Chacun aura compris que la France périphérique était cognée brutalement et sévèrement et que ça n’était pas le cas partout en France – notamment dans ce qu’il est convenu de nommer les territoires perdus de la République.
Emmanuel Macron fit savoir qu’il avait entendu la colère – la « grogne » comme il fut dit, car les gilets-jaunes grognent comme des chiens ou des cochons, c’est bien connu…- , et qu’il allait faire un tour de France et solliciter des cahiers de doléance afin de comprendre ce qui se passait! Triste aveu d’immaturité et d’innocence, d’ignorance et d’ingénuité, d’inexpérience et de naïveté chez cet enfant-roi! Cet homme était président de la République et il avouait avoir besoin de rencontrer les gens pour comprendre ce qui se passait! En campagne, il n’avait que le mot « Histoire » à la bouche; au pouvoir, il n’a proposé que de petites histoires personnelles: sa professeur de français et son chien, ses lectures et ses sports d’hiver, ses sorties à vélo et sa garde rapprochée avec de mauvais sujets, sa haine des intellectuels livres et son goût pour les courtisans.
Il avait bien pris soin de préciser qu’il verrait du monde – enfin ceux que les préfectures auraient sélectionnés, triés, choisis…-, qu’il dialoguerait – enfin qu’il monologuerait comme un dictateur cubain…-, qu’il écouterait – enfin juste le temps que lui soient posées les questions sélectionnées, donc préparées par son staff – , mais qu’il ne changerait pas de cap ! Direction le précipice – mais c’est justement ce que les gilets-jaunes lui disaient: « Si on continue comme ça, ce sera la chute à l’abîme! »
Quelques gogos ont cru qu’il sortirait quelque chose de ce Tour de France à douze millions d’euros. Mais il avait dit lui même qu’après ces semaines passées à ne pas travailler mais à verbigérer tout seul devant des assemblées où les caméras de télévision retransmettaient le tout en direct, il resterait un bon petit soldat de l’Etat maastrichtien, dût-il pour ce faire passer la nation au karcher et la France au lance-flammes. Il a tenu promesse: il n’a rien fait – sauf karcher et lance-flammes. Juste quelques mesures cosmétiques qu’il a dû griffonner sur un bout de papier avant même de commencer son tour de France. Depuis, l’essence a augmenté, le prix du gaz aussi… On ne fait pas plus cynique et provocateur, sachant que le début du mouvement a partie liée avec le prix du carburant.
Ce tour de France avait un objectif: jouer le pourrissement. Après le mépris, l’insulte, la vocifération, la criminalisation, la répression policière et militaire, la pénalisation, il suffisait d’attendre que les gilets-jaunes se fatiguent. Fatigue d’être méprisés, insultés, contrôlés, menacés, frappés, tabassés, mutilés, énucléés, jugés, emprisonnés, sinon tués – il y eut onze morts parmi les Gilets Jaunes, ne l’oublions pas… –, mais aussi raqués.
Car plusieurs semaines de manifestations à Paris – une erreur de centraliser le mouvement de façon jacobine … – , c’était de l’argent, beaucoup d’argent: venir en voiture, en cars affrétés, en train, de toute façon, c’était coûteux. Les riches ne savent pas ce qu’est un pauvre mais ils savent comment l’appauvrir. Le pourrissement tapait au porte-monnaie et l’argent est ici aussi le nerf de la guerre.
Qui pouvait avoir encore envie de dépenser de l’argent pour monter à la capitale, s’y faire contrôler sans ménagement, se prendre un tir de flash-ball, risquer l’asphyxie par les tirs de gaz lacrymogènes, perdre un œil, subir un passage à tabac, se faire fracasser les os du crâne, traîner à terre, molester, embarquer, juger, emprisonner? Qui pouvait avoir envie de payer pour ça?
A l’évidence, les rendez-vous du samedi ont été de moins en moins fréquentés: là aussi, là encore, qui pouvait avoir envie, en plus des risques évoqués à l’instant, de se faire assimiler chez soi, dans sa famille, auprès de ses amis ou de ses proches, sinon de ses employeurs, à des casseurs, à des incendiaires, à des vandales, à des barbares? Depuis le départ on en faisant déjà des antisémites, des racistes, des homophobes et tutti quanti.
De même: qui pouvait avoir envie de payer pour se faire récupérer par les vautours qui ont tué ce petit peuple habillé en jaune afin de pouvoir le dévorer? J’ai nommé Mélenchon et Marine Le Pen, Philippot et Martinez, Dupont-Aignan et le PCF, la CGT et Bernard Tapie, SUD et Francis Lalanne, l’UNEF et Emmanuelle Béart, sinon Juliette Binoche. Qui?
Oui, en effet, de samedi en samedi la fréquentation a baissé en même temps que le sourire revenait aux politicards et aux journalistes, aux éditocrates et aux intellectuels, aux sondeurs et au ministre de l’Intérieur, à François Berléand et à Emmanuel Macron. A Bernard-Henri Lévy aussi. Les gilets-jaunes ne se sont pas autodétruits, ils ont été détruits.
Je ne souhaite qu’une seule chose: la résurrection du Phénix contre ces vautours-là.
Source : Michel Onfray
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