Le grand gâchis, à qui la faute ? Non la Santé n’est pas gérée en France selon les “lois du marché” ni sous la pression des “ultra libéraux” !
Dans sa déclaration télévisée, Emmanuel Macron avait déclaré vouloir sortir le système de santé français du marché, en oubliant, peut-être involontairement, que notre santé n’est soumise ni aux décisions européennes, ni aux décisions du marché, mais bien relève bien des décisions du gouvernement.
Éric Verhaeghe est l’ancien Président de l’APEC (l’Association pour l’emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012).
et
Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le…
Atlantico : Emmanuel Macron a appelé dans son discours hier à « sortir » notre système de santé des « lois du marché ». Mais au regard de l’évolution des moyens consacrés à l’hôpital, le « marché » est-il réellement responsable du délitement de notre système de santé ?
Jacques Bichot : Certes, il existe des aspects « marchands » dans le système de santé français : la médecine de ville est assurée principalement par des médecins, des infirmiers, des kinés, exerçant à titre libéral, et non comme fonctionnaires d’un service public de santé. De même, à côté des hôpitaux publics, il existe des cliniques privées, et des établissements indépendants associés au service public. Certes, la recherche de principes actifs pour les médicaments, comme celle qui concerne les dispositifs orthopédiques, les appareils de radiologie, les applications informatiques utiles à la médecine et à la chirurgie, tout cela relève du secteur privé. Mais rendre « le marché » principal responsable du délitement de notre système de santé est tout simplement aberrant.
La responsabilité des pouvoirs publics est en effet très lourde. Ce n’est pas « le marché » qui a provoqué l’actuelle pénurie de médecins, c’est la gestion désastreuse, par les pouvoirs publics, du numérus clausus à l’entrée dans les études de médecine. Rappelons que durant la première moitié des années 1970, les promotions de futurs « toubibs » dépassaient 8 500 par an. De 1990 à 2002, elles furent inférieurs à 4 000 par an ! Un calcul simple montre que si le numérus clausus était reste aux alentours de 8 500 par an, niveau qu’il a heureusement atteint à nouveau en 2017, la France disposerait actuellement d’environ 80 000 médecins de plus. C’est la sottise des hommes politiques et des hauts fonctionnaires et l’impunité avec laquelle ils ont mené pendant un quart de siècle une politique malthusienne qui est l’une des causes les plus importantes de la pénurie à laquelle nous nous trouvons confrontée aujourd’hui.
De la même manière, la trop fort proportion des incapables parmi les personnes qui nous gouvernent ou qui planifient la gestion hospitalière, depuis le ministère de la santé au niveau national et depuis les ARS (Agences régionales de santé) au niveau régional, est la cause principale de l’insuffisance du nombre de lits : on en a fermé tant et plus en pensant que moins de lits était synonyme de moins de dépenses. Or un lit qui n’est pas occupé ne coûte pas grand-chose, tandis qu’une pénurie de lits en cas d’affluence oblige à utiliser des solutions boiteuses et onéreuses.
N’importe quel conducteur sait qu’il vaut mieux ne pas conduire en permanence le pied au plancher, mais disposer d’une réserve de puissance pour, par exemple, pouvoir effectuer un dépassement sans traîner. Il existe une règle de bon sens analogue pour la conduite des hôpitaux : qui peut le plus peut le moins, et ça ne coûte pas nécessairement plus cher de fonctionner avec une marge de sécurité. Encore faudrait-il avoir des décideurs qui s’y connaissent, puisqu’il n’y a pas de marché pour fournir la souplesse nécessaire.
Éric Verhaeghe :
La posture d’Emmanuel Macron est paradoxale puisque les moyens des hôpitaux publics en France sont comparables à la moyenne de l’OCDE, et puisque la sécurité sociale est monopolistique et échappe complètement au marché. S’il existe un système de santé qui échappe au marché, c’est bien, avec le système britannique, le système français. Certains pourront s’en plaindre d’ailleurs, dans la mesure où les cliniques privées coûtent globalement moins cher que les hôpitaux publics. Mais elles ne couvrent qu’un tiers de l’activité hospitalière. Dans tous les cas, laisser penser que la santé en France serait sous la coupe du marché et que le service public manquerait de moyens est un fantasme contraire à la réalité, même s’il est partagé par beaucoup de Français. Ils sont nourris en ce sens par une série de lobbies qui font courir la rumeur que l’État se serait désinvesti de la santé, ce qui est faux. Même le prix du médicament est fixé par le gouvernement.
Le délitement de l’hôpital public est entièrement imputable à des problèmes de management, dont la principale cause s’appelle la suradministration et la bureaucratisation. La capacité de soigner est aujourd’hui fortement paralysée par une montagne administrative, et par une armée de gestionnaires qui épuisent le service public, à force de demander des tableaux, des statistiques, des formulaires à l’ensemble des soignants. Rappelons qu’il y a aujourd’hui deux fois plus de non-soignants dans les hôpitaux publics que de médecins. Pour être clair, les hôpitaux publics comptent 130.000 médecins pour 260.000 non-soignants, c’est-à-dire des administratifs ou des personnels ouvriers. C’est une proportion énorme. Dans les cliniques privées, on compte 40.000 médecins et 35.000 non-soignants. Ce rapport du simple au double illustre parfaitement les problèmes de gestion de l’hôpital public. Ce ne sont en rien des problèmes de moyens, ni de marché, mais plutôt de monopole et de management.
La politique d’austérité prônée par l’Union européenne est-elle à mettre en cause dans la suppression de postes au sein de nos hôpitaux?
Jacques Bichot : L’Union européenne n’est pas une merveille de bon sens et d’efficacité, mais il ne faut pas lui imputer tout ce qui cloche en France ! Et quand notre pays a-t-il été obligé de pratiquer une politique d’austérité ? Nous avons accumulé les déficits de l’Etat ainsi que les déficits extérieurs ; le plus récent rapport de la Cour des comptes indique que nous sommes, en compagnie de l’Espagne, au dernier rang européen en matière de déficits publics. Les dépenses de l’Etat et des collectivités locales sont plus importantes en France, en pourcentage du PIB, que dans la plupart des autres pays de l’Union.
Le vrai problème est celui de la gestion des administrations. On se rappelle du logiciel de paie dit Louvois, qui a coûté des centaines de millions et complètement foiré : Les Echos du 26 février nous ont appris que l’Education nationale a réussi à peu près la même performance, avec un logiciel de paie dont la confection a été abandonnée en 2018 après avoir dilapidé 400 millions d’euros. C’est ce genre de gabegies qui doivent cesser.
Concernant les retraites, la réforme engagée bien imprudemment par un président de la République qui visiblement n’y connait pas grand-chose est dans uns situation rocambolesque, avec la rotation accélérée des personnes chargées de la piloter. L’unification de nos 42 régimes pourrait économiser environ 3 Md€ par an de frais de gestion, mais elle va traîner des années, voire une décennie ou plus encore, pour un coût maximal et une amélioration minimale, par manque de compétence.
Si certains services manquent cruellement de moyens, ce n’est pas parce que les budgets sont insuffisants, c’est parce que l’entreprise France est gérée d’une façon qui conduirait à la faillite n’importe quelle entreprise.
Éric Verhaeghe : Là aussi, un mythe entretenu à gauche comme par une partie de la droite attribue tous les maux à l’Union Européenne et à sa prétendue austérité. Rappelons que la seule austérité imposée par l’Union Européenne est le respect de critères dans les dépenses publiques (notamment 3% de déficit budgétaire, une dette publique plafonnée à 60% de PIB) que nous avons librement choisis en signant le traité de Maastricht. Pour mémoire, ce traité fut approuvé par referendum en 1992. Il est donc malhonnête d’expliquer que la rigueur budgétaire est imposée de l’extérieur. Elle a été plébiscitée clairement par les Français en son temps.
S’agissant de la santé et de la protection sociale, l’Union n’impose aucun modèle particulier. La protection sociale n’est pas une compétence communautaire. Il existe un règlement de coordination des systèmes de sécurité sociale des États membres pour organiser la libre circulation sur le territoire du continent sans perte de droits, et rien de plus. Chaque pays reste libre de conserver un système public comme la France, ou d’instaurer un système concurrentiel comme en Allemagne. Là aussi, arrêtons les infox sur un prétendu complot bruxellois pour imposer le marché partout. Le droit communautaire valide d’ailleurs sans difficulté le principe de service d’intérêt économique général, qui échappe aux lois du marché. La santé peut en faire partie si les États membres le décident. Et c’est le cas en France. L’Union ne nous impose donc aucune contrainte de libre concurrence dans le domaine de la santé.
En tenant de tel propos, le président semble entretenir une confusion entre la logique comptable de nos institutions et une logique libérale. Pourquoi ?
Jacques Bichot : Emmanuel Macron est confronté à une situation qui, sans être calamiteuse, est mauvaise. Fort heureusement, la France n’en est pas au stade du Venezuela, de la Bolivie ou du Liban, petit pays que la France a quasiment laissé tomber avec son million et demi de réfugiés sur un territoire grand comme la Corse, mais nous devrions logiquement être en situation d’aider les autres et nous nous sommes arrangés pour que ce soit nous qui ayons besoin d’aide !
Il n’y a pas d’opposition de principe entre le marché et l’Etat : ce sont des systèmes complémentaires. La logique comptable est adaptée aux situations ordinaires ; si ce que nous vivons sort vraiment de l’ordinaire, comme cela semble probable, aux grands maux les grands remèdes ! Il faut éviter la disparition d’entreprises utiles et performantes qui pourrait survenir pour des difficultés venant de l’épidémie. Espérons que le nombre important de fonctionnaires qui ont classiquement pour rôle de surveiller les entreprises sauront passer de cet emploi à celui du voisin prêt à donner un coup de main parce qu’il est moins impacté par la crise, et que c’est le moment de se serrer les coudes, pas celui de reprocher une infraction à l’article 99c de la loi du ….
Éric Verhaeghe : L’idée que les politiques publiques, notamment dans le domaine de la santé, seraient « néo-libérales » est directement issue de l’argumentation gauchiste des années 90. Lorsque l’Union Soviétique a sombré, les doctrinaires marxistes ont expliqué que le néo-libéralisme et le capitalisme triomphaient. Dès lors, toute politique de réforme publique, même si elle contribue à élargir le rôle de l’État au détriment du marché, est qualifiée de « néo-libérale », sous prétexte qu’elle modifie les règles du jeu. C’est ainsi que la réforme des retraites proposée par le gouvernement est qualifiée de « néo-libérale » alors même qu’elle supprime la concurrence des régimes spéciaux pour instaurer un système public monopolistique. Ce qui nourrit cette théorie ou cette apparence de néo-libéralisme tient au souci affiché par le gouvernement de respecter les critères de Maastricht. Chaque fois que le gouvernement se propose d’apurer la dépense publique, il est accusé de ne pas être dépensier, donc de céder au néo-libéralisme. Sur ce point, l’absence d’une pensée ordo-libérale (l’expression même explique les glissements de sens malheureux) structurée en France explique que la gauche soit idéologiquement toute puissante et parvienne, dans tous les esprits, même chez beaucoup de conservateurs, à imposer l’idée que la réduction de la dépense publique est la manifestation d’un libéralisme forcené.
Notre système de santé peut-il humainement et financièrement faire face à cette épreuve ?
Jacques Bichot : Nous ignorons quelle sera la taille, même approximative, de l’épreuve coronavirus. L’épidémiologie n’est pas une discipline facile, les virus mutent, le combat peut nous coûter plus ou moins cher en termes de vies humaines et en termes de production de biens et services : impossible de faire une prévision digne de confiance.
La stratégie la moins mauvaise, en pareil cas, est probablement une combinaison de mesures sanitaires, en faisant tout pour limiter la transmission du virus, et de mesures économiques, pour que la production des biens et services les plus vitaux ne soit pas trop affectée.
Pour l’aspect budgétaire, Angela Merkel a donné le « La » : pas d’économies de bouts de chandelles, mais pas non plus de ces dépenses poudre aux yeux dont les hommes politiques français sont plus friands que leurs homologues allemands. Il y a des entreprises qui devront être aidées : foin du libéralisme dogmatique, l’Etat peut emprunter à taux négatifs, qu’il utilise cet atout pour donner des coups de pouce judicieux. Toute la question est de savoir si nos fonctionnaires d’autorité, tels que les préfets, ont la forme d’intelligence et les équipes requises pour faire ce job. Et si cela peut transformer, pour un certain nombre de fonctionnaires, leur façon de voir les choses et de faire leur métier, alors à quelque chose le coronavirus aura été bon !
Éric Verhaeghe : Notre système de santé est suffisamment doté en personnels et en moyens pour faire face à une situation d’urgence. En revanche, l’épidémie de coronavirus pose un problème de fond, qui surgirait quel que soit le niveau de moyens dont dispose l’hôpital public. Il existe en tout et pour tout en France environ 250.000 médecins, médecine de ville comprise. Il faut plusieurs années pour les former et, comme on le sait, le numerus clausus a figé la démographie médicale. Ce volume de médecins n’est pas entièrement dédié aux maladies respiratoires comme le coronavirus. Il faut donc faire avec un nombre limité de médecins, pour une épidémie qui touchera vraisemblablement 30 ou 40 millions de personnes. Compte tenu des statistiques existantes, on peut penser qu’entre 2 et 4 millions de Français auront besoin d’être hospitalisés. Plusieurs millions auront besoin d’un traitement médical sans hospitalisation. Face à de tels chocs pandémiques, c’est-à-dire mondiaux, il faut admettre l’insuffisance par principe de tout système de santé. Il n’est pas possible de construire des hôpitaux, de financer des lits pour accueillir ne serait-ce que 10% des Français. Et c’est pourtant cette proportion de la population qui risque d’avoir besoin de soins.
Source : Atlantico
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