Le chef des espions israéliens a « menacé » le procureur de la CPI au sujet de l’enquête sur les crimes de guerre

29 mai 2024

Le directeur du Mossad, Yossi Cohen, personnellement impliqué dans un complot secret visant à faire pression sur Fatou Bensouda pour qu’elle abandonne l’enquête sur la Palestine, selon certaines sources.

Espionnage, piratage et intimidation : La « guerre » de neuf ans d’Israël contre la CPI révélée au grand jour

Par Harry Davies à Jérusalem, Mardi 28 Mai 2024

L’ancien chef du Mossad, l’agence israélienne de renseignement extérieur, aurait menacé une procureure en chef de la Cour pénale internationale lors d’une série de réunions secrètes au cours desquelles il aurait tenté de faire pression sur elle pour qu’elle abandonne une enquête sur des crimes de guerre, révèle le Guardian.

Les contacts secrets de Yossi Cohen avec Fatou Bensouda, alors procureur de la CPI, ont eu lieu dans les années qui ont précédé sa décision d’ouvrir une enquête officielle sur des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés dans les territoires palestiniens occupés.

Cette enquête, lancée en 2021, a atteint son point culminant la semaine dernière lorsque le successeur de Mme Bensouda, Karim Khan, a annoncé qu’il demandait un mandat d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, en raison de la conduite du pays dans sa guerre à Gaza.

La décision du procureur de demander à la chambre préliminaire de la CPI de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre de M. Netanyahou et de son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que de trois dirigeants du Hamas, est un résultat que l’establishment militaire et politique israélien redoute depuis longtemps.

L’implication personnelle de M. Cohen dans l’opération contre la CPI a eu lieu alors qu’il était directeur du Mossad. Ses activités ont été autorisées à un haut niveau et justifiées par le fait que la Cour représentait une menace de poursuites contre le personnel militaire, selon un haut fonctionnaire israélien.

Une autre source israélienne informée de l’opération contre Bensouda a déclaré que l’objectif du Mossad était de compromettre le procureur ou de l’enrôler comme quelqu’un qui coopérerait avec les exigences d’Israël.

Une troisième source au fait de l’opération a déclaré que M. Cohen agissait en tant que « messager officieux » de M. Netanyahou.

M. Cohen, qui était l’un des plus proches alliés de M. Netanyahou à l’époque et qui est en train de devenir une force politique à part entière en Israël, a personnellement dirigé l’implication du Mossad dans une campagne de près de dix ans menée par le pays pour saper la Cour.

Quatre sources ont confirmé que Mme Bensouda avait informé un petit groupe de hauts fonctionnaires de la CPI des tentatives d’influence de M. Cohen, alors qu’elle s’inquiétait de la nature de plus en plus persistante et menaçante de son comportement.

Trois de ces sources connaissaient les déclarations officielles de Mme Bensouda à la CPI à ce sujet. Elles ont indiqué qu’elle avait révélé que M. Cohen avait fait pression sur elle à plusieurs reprises pour qu’elle n’ouvre pas d’enquête pénale dans le cadre de l’affaire palestinienne de la CPI.

D’après les témoignages recueillis par les fonctionnaires de la CPI, il lui aurait dit : « Vous devriez nous aider et nous laisser faire : « Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous engager dans des choses qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille ».

Une personne informée des activités de M. Cohen a déclaré qu’il avait utilisé des « tactiques méprisables » à l’encontre de Mme Bensouda dans le cadre d’une tentative, finalement infructueuse, de l’intimider et de l’influencer. Cette personne a comparé son comportement à de la « traque ».

Le Mossad s’est également intéressé de près aux membres de la famille de Mme Bensouda et a obtenu des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari, selon deux sources ayant une connaissance directe de la situation. Les responsables israéliens ont ensuite tenté d’utiliser ces documents pour discréditer le procureur.

Les révélations sur l’opération de Cohen font partie d’une enquête à venir menée par le Guardian, la publication israélo-palestinienne +972 Magazine et le journal en hébreu Local Call, révélant comment de multiples agences de renseignement israéliennes ont mené une « guerre » secrète contre la CPI pendant près d’une décennie.

Contacté par le Guardian, un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : « Les questions qui nous ont été transmises sont remplies de nombreuses allégations fausses et sans fondement visant à nuire à l’État d’Israël » : « Les questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël. M. Cohen n’a pas répondu à une demande de commentaire. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.

Dans les efforts du Mossad pour influencer Bensouda, Israël a reçu le soutien d’un allié improbable : Joseph Kabila, l’ancien président de la République démocratique du Congo, qui a joué un rôle de soutien dans le complot.

Les révélations sur les efforts du Mossad pour influencer Mme Bensouda interviennent alors que l’actuel procureur général, M. Khan, a averti ces derniers jours qu’il n’hésiterait pas à engager des poursuites en cas de « tentatives d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue » sur les fonctionnaires de la CPI.

Selon des experts juridiques et d’anciens fonctionnaires de la CPI, les efforts déployés par le Mossad pour menacer Mme Bensouda ou faire pression sur elle pourraient constituer des atteintes à l’administration de la justice en vertu de l’article 70 du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour.

Un porte-parole de la CPI n’a pas voulu dire si M. Khan avait examiné les déclarations de son prédécesseur concernant ses contacts avec M. Cohen, mais il a précisé que M. Khan n’avait jamais rencontré le chef du Mossad ni ne lui avait parlé.

Bien que le porte-parole ait refusé de commenter des allégations spécifiques, il a déclaré que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de « plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités ».

Bensouda suscite la colère d’Israël

La décision de M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre M. Netanyahu et M. Gallant la semaine dernière marquait la première fois que la Cour prenait des mesures contre les dirigeants d’un pays étroitement allié des États-Unis et de l’Europe. Les crimes qui leur sont reprochés, notamment le fait d’avoir dirigé des attaques contre des civils et d’avoir utilisé la famine comme méthode de guerre, sont liés à la guerre de Gaza, qui a duré huit mois.

L’affaire de la CPI remonte toutefois à 2015, lorsque Mme Bensouda a décidé d’ouvrir un examen préliminaire de la situation en Palestine. Sans aller jusqu’à une enquête complète, son enquête a été chargée de faire une première évaluation des allégations de crimes commis par des individus à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.

La décision de Mme Bensouda a suscité la colère d’Israël, qui craignait que ses citoyens ne soient poursuivis pour leur participation à des opérations dans les territoires palestiniens. Israël a longtemps manifesté ouvertement son opposition à la CPI, refusant de reconnaître son autorité. Les ministres israéliens ont intensifié leurs attaques contre la Cour et ont même juré de tenter de la démanteler.

Peu après le début de l’examen préliminaire, Mme Bensouda et ses principaux procureurs ont commencé à recevoir des avertissements selon lesquels les services de renseignements israéliens s’intéressaient de près à leur travail.

Selon deux sources, de hauts fonctionnaires de la CPI soupçonnaient même Israël d’avoir cultivé des sources au sein de la division des poursuites de la Cour, connue sous le nom de bureau du procureur. Une autre source a rappelé plus tard que bien que le Mossad « n’ait pas laissé sa signature », on pouvait supposer que l’agence était à l’origine de certaines des activités dont les fonctionnaires avaient été informés.

Toutefois, seul un petit groupe de hauts responsables de la CPI a été informé que le directeur du Mossad avait personnellement pris contact avec le procureur général.

Espion de carrière, M. Cohen jouit d’une réputation de recruteur efficace d’agents étrangers au sein de la communauté israélienne du renseignement. Il était à l’époque un allié loyal et puissant du premier ministre, ayant été nommé directeur du Mossad par M. Netanyahou en 2016 après avoir travaillé plusieurs années à ses côtés en tant que conseiller à la sécurité nationale.

En tant que chef du Conseil national de sécurité entre 2013 et 2016, M. Cohen a supervisé l’organe qui, selon de multiples sources, a commencé à coordonner les efforts de plusieurs agences contre la CPI une fois que Mme Bensouda a ouvert l’enquête préliminaire en 2015.

La première interaction de Cohen avec Bensouda semble avoir eu lieu lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2017, lorsque le directeur du Mossad s’est présenté au procureur lors d’un bref échange. Après cette rencontre, Cohen a ensuite « tendu une embuscade » à Bensouda lors d’un épisode bizarre dans une suite d’hôtel à Manhattan, selon de multiples sources familières avec l’incident.

Mme Bensouda se trouvait à New York en 2018 dans le cadre d’une visite officielle et rencontrait M. Kabila, alors président de la RDC, à son hôtel. Les deux s’étaient déjà rencontré-es à plusieurs reprises dans le cadre de l’enquête en cours de la CPI sur des crimes présumés commis dans son pays.

Il semble toutefois que cette rencontre ait été un coup monté. À un certain moment, après que le personnel de Mme Bensouda ait été prié de quitter la pièce, M. Cohen est entré, selon trois sources au fait de la réunion. Cette apparition surprise a inquiété Mme Bensouda et un groupe de fonctionnaires de la CPI qui l’accompagnaient.

La raison pour laquelle Kabila a aidé Cohen n’est pas claire, mais les liens entre les deux hommes ont été révélés en 2022 par la publication israélienne TheMarker, qui a fait état d’une série de voyages secrets que le directeur du Mossad a effectués en RDC tout au long de l’année 2019.

Selon la publication, les voyages de Cohen, au cours desquels il a demandé l’avis de Kabila « sur une question d’intérêt pour Israël », et qui ont presque certainement été approuvés par Netanyahu, étaient très inhabituels et ont étonné des personnalités de haut rang au sein de la communauté du renseignement.

Rendant compte des réunions en RDC en 2022, la chaîne israélienne Kan 11 a déclaré que les voyages de M. Cohen concernaient un « plan extrêmement controversé » et a cité des sources officielles qui l’ont décrit comme « l’un des secrets les plus sensibles d’Israël ».

Plusieurs sources ont confirmé au Guardian que les voyages étaient en partie liés à l’opération de la CPI et que M. Kabila, qui a quitté ses fonctions en janvier 2019, a joué un rôle de soutien important dans le complot du Mossad contre Mme Bensouda. Kabila n’a pas répondu à une demande de commentaire.

Menaces et manipulations

Après la réunion surprise avec Kabila et Bensouda à New York, M. Cohen a téléphoné à plusieurs reprises à la procureure générale et a cherché à la rencontrer, ont rappelé trois sources. Selon deux personnes au fait de la situation, Mme Bensouda a demandé à M. Cohen comment il avait obtenu son numéro de téléphone, ce à quoi il a répondu : « Avez-vous oublié ce que je fais dans la vie ? ».

Au départ, ont expliqué les sources, le chef des services de renseignement a « essayé de construire une relation » avec la procureure et a joué le rôle de « bon flic » pour tenter de la charmer. L’objectif initial semblait être d’amener Bensouda à coopérer avec Israël.

Toutefois, au fil du temps, le ton des contacts de M. Cohen a changé et il a commencé à utiliser toute une série de tactiques, y compris des « menaces et des manipulations », a déclaré une personne informée des réunions. Cela a incité Bensouda à informer un petit groupe de hauts fonctionnaires de la CPI de son comportement.

En décembre 2019, la procureure a annoncé qu’elle avait des raisons d’ouvrir une enquête pénale complète sur les allégations de crimes de guerre à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle s’est toutefois abstenue de la lancer, décidant d’abord de demander une décision à la chambre préliminaire de la CPI pour confirmer que la Cour avait bien compétence sur la Palestine.

Selon plusieurs sources, c’est à ce stade, alors que les juges examinaient l’affaire, que M. Cohen a intensifié ses tentatives pour persuader Mme Bensouda de ne pas poursuivre une enquête approfondie au cas où les juges lui donneraient le feu vert.

Selon les sources, entre fin 2019 et début 2021, il y a eu au moins trois rencontres entre Cohen et Bensouda, toutes initiées par le chef des services d’espionnage. Son comportement serait devenu de plus en plus préoccupant pour les fonctionnaires de la CPI.

Une source familière avec les récits de Bensouda sur les deux dernières réunions avec Cohen a déclaré qu’il avait soulevé des questions sur sa sécurité et celle de sa famille d’une manière qui l’a amenée à penser qu’il la menaçait.

À une occasion, Cohen aurait montré à Bensouda des copies de photographies de son mari, prises secrètement lors d’une visite du couple à Londres. A une autre occasion, selon les sources, Cohen aurait suggéré au procureur qu’une décision d’ouvrir une enquête approfondie serait préjudiciable à sa carrière.

Quatre sources au fait de la situation ont déclaré que c’est à peu près à la même époque que Mme Bensouda et d’autres fonctionnaires de la CPI ont découvert que des informations circulaient parmi les canaux diplomatiques au sujet de son mari, qui travaillait comme consultant en affaires internationales.

Entre 2019 et 2020, le Mossad a cherché activement à obtenir des informations compromettantes sur la procureure et s’est intéressé aux membres de sa famille.

L’agence d’espionnage a obtenu un ensemble de documents, y compris des transcriptions d’une apparente opération d’infiltration contre son mari.

On ne sait pas exactement qui a mené l’opération, ni ce qu’il est supposé avoir dit dans les enregistrements. Il est possible qu’il ait été ciblé par l’agence de renseignement ou par des acteurs privés d’un autre pays qui souhaitaient exercer une influence sur la CPI. Une autre possibilité est que l’information ait été fabriquée de toutes pièces.

Une fois en possession d’Israël, le matériel a été utilisé par ses diplomates dans une tentative infructueuse de saper la procureure générale. Mais selon plusieurs sources, Israël n’a pas réussi à convaincre ses alliés de l’importance de ces informations.

Trois sources informées des renseignements partagés par Israël au niveau diplomatique ont décrit ces efforts comme faisant partie d’une « campagne de diffamation » infructueuse contre Bensouda. « Ils se sont attaqués à Fatou », a déclaré l’une des sources, mais cela n’a eu « aucun impact » sur le travail de la procureure.

Ces efforts diplomatiques s’inscrivaient dans le cadre d’une action coordonnée des gouvernements de Netanyahou et de Donald Trump aux États-Unis visant à exercer une pression publique et privée sur la procureure et son personnel.

Entre 2019 et 2020, dans une décision sans précédent, l’administration Trump a imposé des restrictions de visa et des sanctions à la procureure générale. Cette décision a été prise en représailles à la poursuite par Mme Bensouda d’une enquête distincte sur les crimes de guerre en Afghanistan, qui auraient été commis par les talibans et le personnel militaire afghan et américain.

Mike Pompeo, alors secrétaire d’État américain, a toutefois établi un lien entre le train de sanctions et l’affaire palestinienne. « Il est clair que la CPI ne met Israël dans sa ligne de mire qu’à des fins purement politiques », a-t-il déclaré.

Quelques mois plus tard, il a accusé Mme Bensouda, sans citer aucune preuve, de s’être « livrée à des actes de corruption pour son bénéfice personnel ».

Les sanctions américaines ont été annulées après l’entrée du président Joe Biden à la Maison Blanche.

En février 2021, la chambre préliminaire de la CPI a rendu une décision confirmant la compétence de la CPI dans les territoires palestiniens occupés. Le mois suivant, Mme Bensouda a annoncé l’ouverture de l’enquête pénale.

« En fin de compte, notre principale préoccupation doit être les victimes de crimes, tant palestiniennes qu’israéliennes, découlant du long cycle de violence et d’insécurité qui a causé de profondes souffrances et du désespoir de part et d’autre », a-t-elle déclaré à l’époque.

Mme Bensouda a achevé son mandat de neuf ans à la CPI trois mois plus tard, laissant à son successeur, M. Khan, le soin de reprendre l’enquête. Ce n’est qu’après les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre et la guerre contre Gaza qui s’en est suivie que l’enquête de la CPI a pris un nouveau caractère d’urgence, culminant avec la demande de mandats d’arrêt formulée la semaine dernière.

C’est la conclusion que l’establishment politique, militaire et de renseignement d’Israël avait redoutée. « Le fait qu’ils aient choisi le chef du Mossad pour être le messager officieux du premier ministre auprès de [Bensouda] visait à intimider, par définition », a déclaré une source informée de l’opération de Cohen. « Cela a échoué.”

Traduction: C. pour l’Agence Média Palestine

Source: The Guardian

Source : Agence Média Palestine

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *