L’armement nucléaire français est incontournable à l’indépendance de la France
Alain Rodier revient sur le sujet de la doctrine nucléaire française, la politique d’Emmanuel Macron en ce domaine et les enjeux pour la nation.
Au moment où le président Emmanuel Macron est revenu sur la doctrine nucléaire française où il s’est montré très « gaullien », il est bon de revenir un petit peu en arrière pour comprendre quelles sont les données stratégiques et techniques.
Il y a un peu plus de 60 ans, la première bombe atomique française explosait à Reggane. Le général de Gaulle avait accéléré le programme lancé par la IVème République et la Direction des Applications Militaires (DAM) du CEA avait redoublé d’efforts pour parvenir à ce succès technique baptisé « Gerboise bleue ». D’une puissance de 70 Kt, cette arme était de trois à quatre fois plus puissante que celle larguée du Hiroshima en 1945. Elle apportait à la France une indépendance inégalée vis-à-vis des Américains car l’armement nucléaire britannique, quoique conséquent, avait sa clef de mise à feu à Washington.
Ce même jour du 13 février 1960, le général lança à son ministre des Armées Pierre Mesmer : « Hourra pour la France ! Depuis ce matin, elle est plus forte et plus fière ». Il a fallu encore attendre cinq ans pour que la bombe à inertie soit opérationnelle sous Mirage IV. Le bombardier larguait sa bombe alors qu’il était en pleine ascension, cette dernière poursuivait sa route par inertie et explosait à plusieurs centaines de mètres d’altitude pour obtenir un effet destructeur maximal. Cette tactique fut testée avec une tête réelle en Polynésie. Ensuite, le général a exigé que du « A » (arme à fission nucléaire) la France passe au « H » (arme à fusion dite aussi à hydrogène ») beaucoup plus puissante. Cela fut réalisé le 24 août 1968 avec le projet « Canopus » lorsqu’une bombe de 2,6 Mt de puissance explosa au dessus de l’atoll de Fantagofa en présence de Robert Galley alors ministre de la Défense. De 1960 à 1996 (dernier essai), la France expérimenta 210 armes nucléaires.
Pour les chercheurs de la DAM, ce fut une aventure extraordinaire, le droit à l’erreur n’étant pas toléré en haut lieu surtout que les Chinois avaient doublé la France le 17 juin 1967 à la grande fureur du général (ils n’avaient expérimenté une bombe « A » que le 16 octobre 1964 soit quatre ans après les Français). Nombre d’entre eux connurent une fin prématurée ayant assisté à trop d’essais nucléaires dont certains avaient été contaminants. Même Pierre Messmer alors ministre des armées (mort en 1999 à 91 ans) et Gaston Palewski, ministre de la recherche scientifique (mort en 1984 à 83 ans) furent contaminés à In Ecker le 1er mai 1962 lors d’un incident survenu au cours d’un essai enterré. Les risques n’étaient pas bien mesurés à l’époque. Cependant, ces pionniers – ou leurs proches – n’ont jamais rien demandé jugeant qu’ils n’avaient fait que leur devoir comme d’autres combattants défendant les intérêts de la France les armes à la main. La différence, c’est que leur sacrifice a sauvé l’Europe d’une nouvelle guerre meurtrière car Moscou n’a pas osé prendre le risque de lancer ses divisions blindées/mécanisées à l’assaut.
En 1966, la France est sortie de l’organisme militaire intégré de l’OTAN pour garder la liberté de son choix de décision de déclenchement du feu nucléaire. Aussi étrange que cela puisse paraître, cela a participé à la sécurisation de l’Europe vis-à-vis du Pacte de Varsovie. En effet, les stratèges soviétiques n’avaient plus un adversaire en face d’eux (USA et Grande Bretagne) mais deux, la France apportant son grain de sel. À savoir qu’il n’était pas certain que les gouvernements américain et britannique accepteraient de sacrifier leurs populations pour défendre l’Europe continentale en cas d’invasion des forces du Pacte de Varsovie. Par contre Paris avait mis une « ligne rouge » volontairement imprécise pour faire douter les stratèges soviétiques. À partir de quel moment le président de la République estimerait-il que les « intérêts vitaux » de la nation seraient engagés justifiant une frappe nucléaire ? Avec le général de Gaulle, personne ne doutait qu’il pourrait « appuyer sur le bouton » s’il jugeait la situation désespérée.
Plus tard, l’emploi de l’arme nucléaire tactique fut complètement intégré dans la stratégie française en particulier avec les missiles sol-sol Pluton (plus les armes sous aéronefs). La bataille en centre-Europe serait nucléaire pour pallier à la faiblesse du corps de bataille occidental face au rouleau compresseur soviétique. Pour preuve, dans tous les thèmes de manœuvres, les forces françaises pouvaient s’engager contre les avant-gardes ou les flancs-gardes soviétiques mais pas contre le « gros » (le corps de bataille). Pour la France, il fallait juste obliger les Soviétiques à regrouper un certain nombre de forces destinées à emporter la décision militaire pour les neutraliser avec une salve d’armes nucléaire du « champ de bataille. » Même les Allemands (de l’Ouest à l’époque) étaient réticents – comme aujourd’hui devant les propositions du président Macron – car ils se doutaient que si une rafale de missiles nucléaires français (tactiquement, le tir devait être groupé pour être sûr de franchir les défenses anti-aériennes adverses) était lancée contre l’Armée rouge, c’est après qu’elle ait franchi le rideau de fer, donc fort logiquement, en Allemagne fédérale! Cela constituait le « dernier avertissement » avant l’emploi des armes stratégiques clairement destinées à détruire les grandes métropoles soviétiques. Le général de Gaulle avait bien déclaré : « nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Et bien je crois qu’on n’attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes [sur 130 millions de Russes en 1970] , même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu’il y eût 800 millions de Français [il y avait 50 millions de Français en 1970] ». L’objectif consistait bien à démontrer au Kremlin qu’il avait plus à perdre qu’à gagner à envahir l’Europe en général et la France en particulier.
Depuis, la politique a évolué. L’armée de terre a perdu ses missiles sol-sol nucléaires, le plateau d’Albion (appelé la base aérienne 200 Apt-Saint-Christol) et ses dix-huit silos accueillant des missiles stratégiques trop vulnérables à une première frappe a été fermé. Il reste deux composantes : les sous-marins nucléaires stratégiques (dont un armé de 16 missiles MSBS à têtes multiple est systématiquement à la mer; un deuxième peut être déployé en cas de graves tensions) destinés à déclencher une « deuxième frappe » et les missiles de croisière emportés sous avions Rafale. Cette deuxième option plus souple d’emploi permet au président de la République de disposer d’une solution intermédiaire d’avertissement avant le déclenchement de l’apocalypse. En effet, le sous-marin peut se trouver fort éloigné de la cible au moment où la décision politique de tir est prise. Il lui faut des dizaines de jours pour rejoindre une zone de lancement adéquate. Des Rafales dotés de l’arme nucléaire sont aptes au tir en quelques dizaines d’heures.
Accessoirement, elle peut aussi servir aussi contre un « État voyou » qui aurait décidé d’employer des moyens non conventionnels (comme des armes chimiques) contre nos forces ou un pays allié. Juste à titre d’exemple, si le colonel Kadhafi était resté au pouvoir et avait poursuivi une politique anti-occidentale et anti-française, un « tir d’avertissement » dans un désert libyen faisant le moins de victimes possible aurait pu être un bon argument.
Ces deux composantes sont donc essentielles à la France si elle veut être encore une « grande puissance ». En effet, il faut conserver le vecteur aéroporté de manière à ne pas se retrouver dans la configuration du « tout ou rien ».
60 ans après, l’on ne peut que constater que le général de Gaulle avait été un visionnaire stratégique particulièrement bien inspiré. Si la France est encore considérée comme une puissance majeure, ce n’est malheureusement pas dû à son économie florissante ni à son poids politique, diplomatique ou démographique, mais bien à sa force de dissuasion militaire indépendante. Il est vrai que cela ne couvre pas l’ensemble du spectre sécuritaire en particulier le domaine de la guerre asymétrique à laquelle la France est confrontée depuis des années. Mais quand plusieurs puissances dotées de l’arme nucléaire se rencontrent – même si elles ne sont pas d’accord -, elles se parlent poliment.
Source : Atlantico
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