« L’après-Covid-19 pourrait-il être enfin l’ère de la justice fiscale et sociale dans le monde ? »
La docteure en droit Sophie Lemaître rappelle que les revenus perdus à cause de l’évasion fiscale sont supérieurs aux dépenses de santé des gouvernements.
Des militants d’Attac France protestent devant le siège d’Apple, à Paris, le 3 novembre 2017. PHILIPPE LOPEZ/AFP
Tribune. La crise du coronavirus a révélé l’état déplorable dans lequel se trouvent les systèmes de santé de par le monde, le combat auquel sont confrontés les travailleurs de la santé et les conditions lamentables dans lesquelles ils doivent travailler à cause de l’absence de lits et d’équipements de protection, mais aussi du manque de médicaments. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Ces dernières années, les dépenses de santé des gouvernements ont été dramatiquement réduites dans le but de diminuer les dépenses publiques. En 2013, les dépenses de santé représentaient moins de 5 % du PIB dans de nombreux pays. Plusieurs pays de l’Union européenne ont réduit le nombre de lits d’hôpital. Par exemple, depuis 2013, la France a fermé plus de 17 500 lits d’hospitalisation complète. En Afrique, les pays ont drastiquement réduit leurs dépenses sociales pour obtenir des soutiens financiers et de ce fait manquent dramatiquement de ressources humaines et financières pour faire face à la crise. Par exemple, en Zambie, il y a un médecin pour 10 000 habitants et en Sierra Leone, le gouvernement ne dispose que d’un seul respirateur pour tout le pays.
La course aux réductions d’impôts
Alors que les gouvernements réduisaient drastiquement les dépenses de santé, ils ont également réduit fortement les impôts tels que les impôts sur la fortune ou les impôts sur les sociétés. Ils ont, en outre, offert de nombreux avantages fiscaux pour attirer les investissements. Les revenus issus de ces impôts auraient pu être utilisés pour financer les services publics essentiels, y compris le système de santé. En France, le coût de ces différentes réformes fiscales se situe entre 7 et 10 milliards d’euros par an.
Les « Panama papers », les « Paradise papers » et les « Mauritius Leaks » ont montré à quel point certaines entreprises et certains individus sont créatifs quand il s’agit d’éviter de payer des impôts. Par exemple, le coût de l’évasion fiscale des entreprises est estimé à une perte d’environ 500 milliards de dollars de revenus par an. En outre, selon les chercheurs en économie Thomas Torslov, Ludvig Wier et Gabriel Zucman, 40 % des profits réalisés par les entreprises multinationales ont été transférés dans des paradis fiscaux en 2015. Gabriel Zucman estime aussi que 8 % de la richesse détenue par les ménages dans le monde, qui représentent l’équivalent de 10 % du PIB mondial, sont placés dans des paradis fiscaux. L’évasion fiscale, c’est ainsi le jeu avec les lois auquel s’adonnent les entreprises multinationales et les personnes fortunées pour tirer le meilleur parti des législations et des avantages offerts par certains pays.
Lire aussi des extraits du livre de Gabriel Zucman et Emmanuel Saez « Rien n’empêche les Etats de taxer les grandes fortunes d’aujourd’hui »
Le lien entre évasion fiscale et système de santé est clairement illustré par un article publié en septembre 2019 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En comparant les estimations des montants d’évasion fiscale des entreprises au niveau international et les dépenses des gouvernements pour la santé en 2013 dans 100 pays, la chercheuse Bernadette Ann-Marie O’Hare démontre que les revenus perdus à cause de l’évasion fiscale des entreprises sont supérieurs aux dépenses de santé des gouvernements. Si ces revenus étaient alloués au secteur de la santé, « les dépenses annuelles de santé des gouvernements pourraient passer de 8 dollars à 24 dollars par personne dans les pays à faibles revenus et de 54 dollars à 91 dollars dans les pays à revenus faibles intermédiaires ».
En d’autres termes, si les gouvernements recouvraient les impôts perdus à cause de l’évasion fiscale, ils pourraient financer les hôpitaux publics, améliorer la qualité des soins, en garantir l’accès à tous et fournir les moyens nécessaires aux travailleurs de la santé pour qu’ils effectuent leur travail dans de bonnes conditions.
Une charité à double visage
Ces deux dernières semaines, de nombreuses entreprises et individus fortunés ont effectué d’importantes donations pour aider à combattre le coronavirus (par exemple en Italie et en Espagne). Ces interventions sont bienvenues et ces efforts devraient être salués.
Néanmoins, nous ne devrions pas oublier que certains d’entre eux ont été récemment cités dans des scandales révélés par des journalistes d’investigation pour leurs pratiques d’évasion fiscale présumées. Par exemple, Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, une entreprise suspectée d’évasion fiscale, a fait une donation de 100 millions de dollars aux banques alimentaires américaines pour remédier aux conséquences sociales de la crise.
Dans un récent blog, l’association Attac France souligne que certaines grandes entreprises dont les pratiques fiscales ont été mises en cause ces dernières années ont annoncé qu’elles effectueraient des dons d’équipements médicaux. Attac France critique aussi l’appel lancé aux Français par plusieurs chanteurs réputés, mais suspectés de pratiques d’évasion fiscale, lors d’une émission sur une chaîne de télévision publique. Ne devrions-nous pas plutôt nous assurer que chacun paie sa juste part d’impôts avant de faire appel à la générosité des citoyens ordinaires ?
« Il est devenu évident que ceux qui ne paient pas leurs impôts commettent aussi un crime : s’il n’y a pas assez de lits d’hôpitaux et de respirateurs artificiels, c’est également leur faute », a déclaré le pape François le 18 mars, citant mot pour mot une chronique du journaliste italien Fabio Fazio parue dans la Repubblica du 16 mars.
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