La reconnaissance faciale utilisée en France en toute illégalité depuis des années
État des lieux d’une pratique illégale mais généralisée, suivi d’un entretien avec l’avocat Raphaël Kempf
Les derniers procès à l’encontre de manifestants de Sainte-Soline au Tribunal de Niort, ce jeudi 28 mars, ont été l’occasion pour les avocats de la défense, dont Raphaël Kempf et Pierre Huriet, de dénoncer l’usage illégal et totalement obscur de logiciel(s) de reconnaissance faciale par la police dans des enquêtes judiciaires, aussi dérisoires soient elles.
Trois des sept prévenus qui comparaissaient à la barre jeudi dernier avaient en effet été identifiés par un logiciel inconnu, sur la base de photos prises lors de la manifestation de Sainte-Soline et comparées aux données contenues dans le fichier du Traitement des Antécédents Judiciaires (TAJ).
Ce fichier rassemble les données récoltées, non seulement suite à une condamnation, mais toute donnée vous concernant si votre nom est apparu dans une procédure judiciaire, que ce soit en tant que témoin ou bien lors d’une garde à vue. Alimenté ainsi par les relevés signalétiques effectués en garde à vue, ce fichier peut comporter les photos de vous qui ont été prises (d’où l’intérêt si possible de refuser ces relevés signalétiques, tout en sachant que cela constitue une infraction pénale).
Malgré l’absence totale de cadre légal de l’usage de ces technologies de reconnaissance faciale, on sait que celles-ci sont utilisées depuis bien longtemps par les forces de l’ordre. Le média Disclose révélait ainsi, en novembre 2023, que la police nationale avait recours à une logiciel israélien de reconnaissance faciale en toute illégalité, et cela au moins depuis 2015.
Cette année là, le logiciel de la société Briefcam a été acheté en secret par le ministère de l’intérieur qui dissimule depuis son usage en toute impunité. «Le logiciel en question, baptisé “Vidéo Synopsis”, permet de traquer une personne sur un réseau de caméras grâce, par exemple, à la couleur de son pull. Il peut également suivre un véhicule à l’aide de sa plaque d’immatriculation ou examiner plusieurs heures de vidéos en quelques minutes. Il peut aussi analyser des visages».
À l’approche des JO de Paris, le gouvernement a tenté de légaliser a posteriori cet usage en faisant adopter une loi au parlement pour une «expérimentation» de ce logiciel lors des jeux et jusqu’au 31 mai 2025. Une soi-disant «expérimentation» alors que ce logiciel est installé et utilisé depuis quasiment 10 ans, la macronie maîtrise l’intox à la perfection ! «Face aux risques d’atteinte à la vie privée, les député·es ont néanmoins interdit le recours à la reconnaissance faciale, qui permet d’identifier une personne sur des images à partir des traits du visage».
Cette limitation n’empêche apparemment en rien les services de police de continuer d’utiliser la reconnaissance faciale dans la plus grande opacité, sans cadre légal précis, ni informations sur le logiciel utilisé, la société qui le commercialise, et encore moins sur les éventuelles études réalisées sur l’efficacité et les risques discriminatoires qu’il comporte… Le ministère de l’intérieur dissimule ces informations y compris devant la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL).
Pourtant, ce jeudi devant le tribunal de Niort, l’usage d’un tel logiciel est assumé publiquement devant les journalistes et les avocat-es présent-es à l’audience. Les avocat-es, indigné-es, se sont saisi-es de cette illégalité accablante dont se rendaient coupables les services de police et le parquet pour chercher à annuler la procédure. C’est ce qu’on appelle des conclusions de nullité.
Ces conclusions, devant un tribunal indépendant et impartial, auraient dues être un motif d’annulation direct de toutes les procédures concernées. Mais la complaisance des juges et de la procureure étant totale, les deux refuseront de reconnaître cette procédure illégale, et refuseront d’admettre la moindre nullité de la procédure. Tous les prévenus seront reconnus coupables à la fin de cette journée d’audience.
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’usage de la reconnaissance faciale est mentionnée en toute tranquillité dans un tribunal. À Niort déjà, le 27 juillet 2023, le même président Igor Souchu, ancien procureur à Nantes, déclarait publiquement à l’audience : «On a pu vous identifier grâce à la reconnaissance faciale d’une photo du TAJ» concernant deux prévenus, l’un pris en photo lors de la manifestation de Sainte-Soline au milieu d’un champ et poursuivi pour des faits de groupement. Un second a été identifié en train de ramasser un gilet par balle au sol. Un troisième manifestant comparaissait également ce jour car «repéré sur un compte Instagram» où il apparaissait en costume de lapin sur une photo de soirée, avec un gilet par balle de la gendarmerie.
La reconnaissance faciale a-t-elle été utilisée à partir d’images des réseaux sociaux ? Rien n’est impossible. Bien que tout à fait illégale, cette pratique a d’ailleurs été condamnée par la CNIL concernant la société Clearwiew AI, sanctionnée d’une amende de 20 millions d’euros pour avoir collecté et utilisé des données de personnes se trouvant en France, notamment à partir des images récoltées sur les réseaux sociaux. La société vendait ensuite ces services aux forces de l’ordre aux États-Unis notamment, «afin d’identifier des auteurs ou des victimes d’infraction» explique la CNIL.
L’identification du prévenu au costume de lapin sur un compte Instagram personnel et en principe inconnu du grand public interroge sur l’utilisation d’un tel logiciel par les autorités françaises également. Aucune donnée officielle n’est accessible sur ce sujet. L’usage de la reconnaissance faciale en France est néanmoins autorisée a de très rares exceptions, et uniquement à partir du traitement des antécédents judiciaires (TAJ) et du système de passage rapide aux frontières extérieures (Parafe). Mais aucun cadre juridique précis n’existe pour contrôler son usage.
La directive «Police-Justice» d’avril 2016 autorise le traitement de données biométriques pour identifier une personne uniquement «en cas de nécessité absolue, sous réserve de garanties appropriées pour les droits et libertés de la personne concernée» et lorsqu’il est autorisé par le droit de l’Union ou le droit d’un État membre.
Mais une proposition de loi adoptée en première lecture par le Sénat le 12 juin 2023 envisage au contraire de limiter l’utilisation de technologies de reconnaissance faciale, en se basant notamment sur le respect de trois principes élémentaires : le principe de subsidiarité (pour qu’elle ne soit utilisée que lorsqu’elle est vraiment nécessaire) ; le principe d’un contrôle humain systématique (la reconnaissance faciale devant être limitée à une aide à la décision) ; le principe de transparence pour que son usage ne se fasse pas à l’insu des personnes.
L’avocat Raphaël Kempf a creusé la question de la légalité de l’usage de la reconnaissance faciale par les forces de l’ordre dans le cadre de la défense de son client. Manifestant contre les mégabassines à Sainte-Soline en mars 2023, celui-ci a été identifié sur une photo dont on ne connaît ni l’auteur, ni l’orientation de la prise de vue, en train de faire un doigt d’honneur au milieu d’un champ. À partir de cette photo, un logiciel a identifié le prévenu, plusieurs mois après les faits, à partir d’une photo prise en garde à vue des années auparavant. Il comparait pour des faits d’outrage sur personne dépositaire de l’autorité publique et groupement en vue de…
Nous avons pu échanger avec Raphaël Kempf à ce sujet avant le début de l’audience au Tribunal de Niort :
La reconnaissance faciale utilisée pour une photo de soirée avec un gilet par balle, un doigt d’honneur dans un champ, un laser à la main dans une manif ? Selon lui, on peut difficilement entendre que l’usage de tels logiciels répond à des questions de sécurité urgente mais plutôt aux besoins d’un gouvernement qui tente à tout prix de réprimer la moindre contestation de son pouvoir. Il n’existe plus aucune séparation des pouvoirs en France, l’État est en roue libre et crache sur tous les principes de droits fondamentaux. L’urgence est là.
Les avocat-es de la défense se préparent à interjeter appel de ces décisions. Interrogé suite à l’audience, l’avocat Pierre Huriet constate «qu’une fois de plus, le tribunal judiciaire de Niort fait primer la répression sur le respect du droit». L’avocat Raphaël Kempf valide ce constat très inquiétant sur l’institution judiciaire et conclut : «Le tribunal et le parquet de Niort assument totalement l’utilisation de la reconnaissance faciale sans se poser de questions sur son cadre légal, et sans même savoir quel est le logiciel utilisé et comment il fonctionne, ce qui est assez ahurissant de la part de magistrats qui sont censés s’assurer que la police respecte le droit».
Il ajoute avoir été «surpris qu’en rendant sa décision le jour même, le président ne donne aucune motivation pour rejeter les arguments que j’avais soulevés. Ainsi, ni moi ni mon client n’avons pu comprendre pourquoi le tribunal a validé la reconnaissance faciale et a décidé de le condamner. La justice doit pourtant expliquer pour être comprise. Mais manifestement le tribunal de Niort n’est pas là pour rendre la justice et appliquer le droit, mais uniquement pour maintenir l’ordre, ce qui est l’exact contraire de l’idée de justice».
La suite se tiendra devant la Cour d’appel. Mais d’ici là la police et le parquet continueront d’avoir recours illégalement à ces technologies, des pratiques illégales manifestement couvertes par les juges.
Reportage dessiné par Ana Pich’
Source : Contre attaque
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