Gilets jaunes : Macron a peur d’être « lâché » par les policiers
Confronté au soulèvement populaire des Gilets jaunes, Emmanuel Macron s’est engagé dans une tactique de diabolisation et d’intimidation judiciaire à l’encontre d’un groupe d’opposition pourtant distinct de ce mouvement : la France insoumise.
Le 9 janvier dernier, la députée LREM Aurore Bergé a annoncé écrire au procureur de la République de Paris pour lui rapporter des propos tenus par Thomas Guénolé (co-signataire de cette tribune) et Juan Branco.
Ces dénonciations d’éléments de la pensée, par une députée de la majorité, ne sont pas choses courantes. Elles s’inscrivent dans un plan plus large de recherche de boucs émissaires. Le 7 janvier, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a ainsi accusé Jean-Luc Mélenchon d’être « incapable d’avoir la moindre réaction » aux manifestations et à la « mise en cause » des institutions publiques et politiques « par des factieux et des violents ». Le 9 janvier sur France Info (même jour que l’annonce d’Aurore Bergé), Julien Denormandie, ministre du Logement, a dit de Jean-Luc Mélenchon qu’il « appel[ait] à soutenir ceux qui cassent les policiers, ne souhaite pas l’ordre républicain ». Plus récemment le 20 janvier, Laurent Nuñez, secrétaire d’Etat à l’Intérieur, a accusé Jean-Luc Mélenchon d’« angélisme » concernant les violences de manifestants contre des policiers. Le reste est à l’avenant.
Pour comprendre cette offensive macroniste de transformation de la France insoumise en bouc-émissaire, il faut la resituer dans le contexte du rapport périlleux qu’Emmanuel Macron entretient avec les forces de l’ordre.
Les premières tensions ont commencé peu après l’annonce d’Emmanuel Macrcon de réductions du budget de l’armée. Le général Villiers exprima publiquement son désaccord, avant d’être recadré par le chef de l’État, le poussant à la démission. La démarche du général aurait dû être réprouvée : elle fut largement saluée. Cette défiance ouverte d’un chef d’état-major envers un président de la République montrait, déjà en 2017, l’inquiétante fragilité du lien entre le pouvoir politique et l’armée. Elle était le pendant chez l’armée de la colère grandissante au sein des forces de sécurité intérieure : les mauvaises conditions de travail, l’abus d’heures supplémentaires imposées aux policiers et gendarmes, étaient connus de tous.
Cette fragilité du pouvoir éclata avec la première catastrophe politique du quinquennat. Après qu’Alexandre Benalla, chargé de mission à l’Elysée, eut été accusé d’avoir violenté un couple et usurpé la fonction de policier lors de manifestations du 1er mai 2018 à Paris, on découvrit ceci : il avait été chargé d’un projet de fusion des différents services de sécurité assurant la protection du chef de l’Etat destiné à créer dans la plus grande illégalité une « garde prétorienne » aux mains du seul Président. Ce projet, humiliante défiance envers leur travail, avait suscité la colère et l’indignation dans la police et la gendarmerie. Il est raisonnable de penser que les fuites ayant permis l’identification d’Alexandre Benalla, notamment par vidéo, étaient de source issue du ministère de l’intérieur.
Autrement dit, l’affaire Benalla a marqué une dégradation extrême des relations entre l’Elysée d’une part, et le monde policier d’autre part, conduisant notamment à la démission du ministre de l’intérieur Gérard Collomb.
Le soulèvement populaire des Gilets jaunes éclata quatre mois et demi seulement après cette « rupture Benalla ». Comme l’a expliqué le syndicaliste policier Alexandre Langlois, les policiers envoyés sur le terrain appliquent les ordres de leur hiérarchie policière, qui elle-même applique les consignes du ministère de l’intérieur. La stratégie de l’affrontement et de la surenchère de répression policière, les tactiques de nassage et de gazage de manifestants y compris non-violents, relèvent d’un choix politique gouvernemental. En outre, comme l’a expliqué le journaliste spécialisé David Dufresne, de plus en plus de policiers, en particulier des CRS, sont en désaccord absolu avec cette stratégie : notamment parce que, du fait de la conflictualité extrême qu’elle installe, elle rompt avec la notion même de maintien de l’ordre public.
Le pouvoir s’est cependant retrouvé dépassé : alors qu’il voulait intimider les manifestants en utilisant des techniques disproportionnées, certains policiers se sont crus inattaquables. L’explosion des bavures en est la conséquence. Le ministre de l’Intérieur ne dispose cependant plus de la force politique requise pour maintenir des limites. Il laisse faire.
Cette attitude passive du pouvoir confirme qu’Emmanuel Macron est pris d’angoisse. Dans le climat de rupture entre l’Elysée et le monde policier hérité de l’affaire Benalla, dès les premières semaines du mouvement des Gilets jaunes il risquait d’être « lâché » par les forces de l’ordre. Les policiers auraient pu faire usage de la « grève du zèle » (ils n’ont pas le droit de grève) ; ne pas appliquer les consignes de sur-répression et d’affrontement ; contester, en manifestant sur des revendications compatibles avec les Gilets jaunes ; ou même fraterniser avec le soulèvement, par un ralliement massivement aux Gilets jaunes contre le pouvoir macroniste. La promesse élyséenne de verser une prime aux policiers, faite dès le 3 décembre, apparaît ainsi comme une tentative fébrile d’acheter leur loyauté, de crainte qu’elle ne finisse de s’effriter (accessoirement, Emmanuel Macron insulte les policiers en leur prêtant la logique de mercenaires « achetables »).
Problème : cette annonce de versement d’une prime fut accueillie plus que froidement par les forces de l’ordre. Surtout, fait rare, elle fut suivie d’une manifestation de policiers le 20 décembre… sur les Champs-Élysées, devenue l’avenue-symbole des Gilets jaunes. Comble de l’ironie, des Gilets jaunes scandaient : « CRS avec nous ! ». On imagine sans peine la peur-panique de l’Élysée : une fraternisation entre la police et les Gilets jaunes.
Arrive le mois de janvier, catastrophique à tous points de vue pour Emmanuel Macron. Il espérait que la chute de la mobilisation pendant les fêtes marquerait l’arrêt du soulèvement populaire des Gilets jaunes : la mobilisation repartait au contraire de plus belle. L’intimidation judiciaire d’Eric Drouet était censée dissuader le redémarrage : elle galvanise au contraire les Gilets jaunes. Les samedis en jaune reprennent, se succèdent.
Parallèlement, des révélations extraordinairement graves et choquantes de bavures policières anti-Gilets jaunes se déversent en cascade dans le débat public. A cela, plusieurs raisons : d’abord le travail méthodique de recensement précis des bavures par David Dufresne, devenu viral sur les réseaux sociaux ; ensuite la publicité massive donnée aux bavures sur les réseaux sociaux par des Gilets jaunes et des médias alternatifs ; enfin le rôle de grands médias finissant par leur emboîter le pas. À mots couverts ou ouvertement, de plus en plus de gens du monde policier réagissent en dénonçant la responsabilité politique du gouvernement dans l’explosion des bavures. Sur le front politique, la France insoumise réagit en pointant elle aussi la responsabilité du pouvoir macroniste : Alexis Corbière demande de suspendre l’utilisation des « flash-ball » ; Ugo Bernalicis porte plainte devant la Cour de justice de la République contre le ministre de l’intérieur Christophe Castaner pour entrave au droit de manifester.
Le pouvoir est dépassé par la situation. Les ressorts de l’offensive actuelle de communication macroniste deviennent limpides.
D’un côté, les divers porte-paroles du pouvoir macroniste accusent en boucle la France insoumise d’être responsable des violences. C’est une tentative de diversion médiatique, pour empêcher la mise en lumière de la responsabilité politique du gouvernement dans la conflictualité extrême entre Gilets jaunes et forces de l’ordre. Cela explique d’ailleurs pourquoi les cibles privilégiées des mises en cause sont des « personnalités médiatiques » (Thomas Guénolé ; Juan Branco quitte à le qualifier faussement de cadre de la FI ; et a fortiori Jean-Luc Mélenchon, cible principale) : les macronistes s’assurent ainsi de « faire le buzz », indispensable pour que la diversion médiatique réussisse. Cette offensive de communication est aussi une tentative de disqualifier, par diabolisation, les initiatives prises par la France insoumise pour que le gouvernement rende des comptes sur les conséquences de sa « politique du pire ». De fait, il est compréhensible que l’Elysée ait peur de voir la FI installer un débat de fond sur la responsabilité gouvernementale gravissime dans la situation délétère actuelle.
De l’autre côté, le ministre de l’intérieur Castaner nie l’explosion pourtant incontestable des bavures policières anti-Gilets jaunes. Plus largement, il multiplie ces derniers temps les déclarations de soutien politique inconditionnel envers les policiers. En réalité, c’est par lâcheté que le ministre ne reprend pas ses fonctionnaires en main : il a peur que la police et la gendarmerie n’obéissent plus aux ordres d’Emmanuel Macron. Ces déclarations insensées, alors que les bavures sont manifestes, révèlent une croyance désespérée et cynique de pouvoir s’attacher ainsi la bienveillance des forces de l’ordre.
Emmanuel Macron joue là un jeu dangereux. Qu’il s’y livre révèle à l’évidence un mélange extrêmement inquiétant de cynisme, de manque de sens des responsabilités, et surtout d’immaturité politique. La paix civile, l’ordre public, ne sont pas des variables de communication. La police, la justice, ne sont pas des pions sur un échiquier pour manœuvres politiciennes. Il est grand temps qu’à rebours de son irresponsable fuite en avant, Monsieur Macron ait le courage de se remettre en question.
Source : Marianne
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