Gérald Le Corre : « Des perquisitions avant que les preuves ne disparaissent »
« Dans toute la zone polluée par l’incendie, des gens risquent de mourir de cancer, mais dans 10, 20, 30 ans », alertait Gérald Le Corre, mardi à Rouen. Robin Letellier/SIPA
Outre les risques sanitaires pour la population, Gérald Le Corre, responsable santé/travail à la CGT (Seine-Maritime), dénonce la lenteur de l’enquête judiciaire et surtout les connivences entre les autorités et l’industriel.
Près de deux semaines après l’incendie de l’usine Lubrizol, l’enquête indépendante mise en place par la CGT avec le soutien des organisations du collectif unitaire commence à porter ses fruits. Les informations recueillies auprès des travailleurs, notamment ceux de la sous-traitance, des livreurs, des pompiers…, et des riverains qui connaissent bien la zone industrielle a permis de révéler ce que la préfecture, la Dreal (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) et la direction de Lubrizol voulaient cacher. Mais des zones d’ombre persistent.
«Comment expliquez-vous que des révélations sur cette catastrophe industrielle soient sorties quasi quotidiennement alors même que les autorités publiques assuraient vouloir être transparentes ?»
Gérald Le Corre : «On peut même dire que ces révélations continuent de sortir. Ainsi, avons-nous découvert que les pompiers étaient intervenus sans les équipements nécessaires. Pas de masques spécifiques risques chimiques, pas de masques offrant une protection suffisante concernant les fibres d’amiante, un manque de bouteilles pour les ARI (appareil respiratoire isolant). Les pompiers portaient même des bottes non étanches ! Mais ce n’est pas tout. Combien de temps a-t-il aussi fallu pour apprendre la présence de milliers de mètres carrés de toiture amiantée qui sont partis en fumée ? Encore hier, nous mettions en évidence la sous-estimation du risque amiante par le préfet, sans compter le fait que le gouvernement refuse de prendre en compte les fibres courtes d’amiante, malgré la recommandation de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Et je ne parle même pas des manquements manifestes dans la recherche de polluants dangereux pour la population. Certaines cancérogènes dans l’air, comme les hydrocarbures aromatiques polycycliques, n’ont donné lieu à aucune étude.»
«Mais il n’y a pas eu que cela ?»
Gérald Le Corre : «En effet, nous avons aussi appris que la société Normandie Logistique, dirigée par le représentant du Medef sur la zone portuaire de Rouen, stockait en quantité des produits chimiques dangereux propriété de Lubrizol. Nous avons aussi découvert le non-respect d’obligations réglementaires concernant l’intervention des sociétés extérieures depuis l’incendie, avec des risques pour la santé des travailleurs. D’ailleurs, nous ne savons toujours pas quelle sera la destination finale des « boues » d’hydrocarbures amiantées. Enfin, nous savons que des employeurs privés imposent des congés et des RTT à leurs employés, alors qu’au regard du principe « pollueurs-payeurs », l’ensemble des emplois et des salaires devraient être à la charge de Lubrizol. Même chose dans le public où l’éducation nationale a refusé aux enseignants l’exercice légitime du droit de retrait.»
«Malgré tout cela, les autorités locales comme nationales continuent de nous affirmer que tout va bien…»
Gérald Le Corre : «Il y a eu des comparaisons scandaleuses entre des zones que la ministre de la santé, Mme Buzyn, a fini par reconnaître comme polluées et des zones dites témoins considérées comme significatives de la pollution avant l’accident. Les scientifiques indépendants avec qui nous travaillons nous ont résumé ainsi la situation : « Autant vous dire qu’au vu des concentrations mesurées pendant et après l’incendie à Lubrizol, si les niveaux étaient sans risques et proches de ceux mesurés habituellement, comme l’a déclaré la préfecture locale, la zone industrielle portuaire de Fos-sur-Mer, reconnue comme l’une des plus polluées en Europe, devrait désormais être considérée comme la moins contaminée de France ! »
«Partagez-vous le sentiment que cette usine fonctionne depuis toujours dans une totale opacité, avec l’accord tacite des autorités ?»
Gérald Le Corre : «Selon les rapports de la Dreal rendus publics par l’enquête indépendante, Lubrizol est connue pour de multiples infractions au Code de l’environnement. Quand on voit que l’affaire du nuage de mercaptan en 2013 n’a amené qu’à une condamnation dérisoire de 4 000 euros, on peut se poser des questions. Or que fait, comme ses prédécesseurs, le gouvernement Macron ? Il multiplie les politiques d’assouplissement des réglementations. Que ce soit en matière de Code du travail, avec la suppression des CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), ou en matière d’environnement, tout est fait pour satisfaire le patronat. Quand Lubrizol, multinationale dirigée par la quatrième fortune mondiale, Warren Buffet, demande au préfet une autorisation de stockage supplémentaire, sans étude préalable sur les risques, il obtient gain de cause. Une aberration !»
«Quelles sont vos craintes dans cette affaire ?»
Gérald Le Corre : «Que les causes de l’incendie ne soient jamais déterminées dans le cadre de l’enquête judiciaire car les preuves et indices auront été effacés. Les autorités judiciaires n’ont toujours pas pris les mesures pour empêcher que les incendiaires et leurs complices éventuels ne modifient la scène du crime. Comment expliquer, 18 ans après l’explosion d’AZF, où le directeur de police scientifique de Toulouse a reconnu que ses services se sont fait rouler dans la farine par Total, où la justice a mis 9 ans pour récupérer un rapport d’expertise commandé par Total sur la cause de l’explosion, que la justice n’ait pas ordonné des perquisitions immédiates ? Des perquisitions chez Lubrizol, Normandie Logistique mais aussi à la Dreal et même à la préfecture de Rouen, pour saisir tous les ordinateurs, documents, avant que les preuves ne disparaissent.»
«Que demandez-vous pour que la lumière soit faite ?»
Gérald Le Corre : «Douze jours après ce crime industriel opéré par la « bande organisée » constituée au moins de la direction de Lubrizol et celle de Normandie Logistique, crime qui risque d’entraîner une multiplication des cas de cancer, le procureur de la République en charge du dossier est étonnamment muet ! Comment ne pas faire la comparaison avec la conférence de presse du procureur en charge de la tuerie des quatre fonctionnaires de police de Paris, qui, moins de 48 heures après ce drame, dévoilait les détails de l’enquête judiciaire jusqu’au nombre de SMS envoyés. Dans toute la zone polluée par l’incendie, des gens risquent de mourir de cancer, mais dans 10, 20, 30 ans. Ces maladies risquent de passer inaperçues en l’absence d’une expertise indépendante. Nous demandons une mission comprenant des chercheurs et des universitaires non soumis au lobby patronal ou aux pressions de l’État. celle-ci doit être acceptée par le gouvernement et facturée à Lubrizol.»
«Finalement, malgré la catastrophe de Lubrizol, vous pensez que le pire est à venir en matière de santé et d’environnement ?»
Gérald Le Corre : «La CGT a alerté par écrit à de multiples reprises le ministère du Travail et le préfet de région sur les risques d’un accident AZF en Seine-Maritime, sur l’insuffisance de la réglementation et le manque de moyens humains et juridiques de l’inspection du travail. Le préfet a certes acté dans le passé des actions de contrôle mais celles-ci n’ont jamais été mises en œuvre. Au regard des projets actuels du gouvernement en matière de santé au travail, qui prévoient un assouplissement majeur des obligations du Code du travail pour les employeurs, ou en matière d’environnement, avec le rapport remis au premier ministre le 23 septembre 2019 au nom si évocateur («Cinq chantiers pour simplifier et accélérer les installations industrielles »), les travailleurs et la population ont de bonnes raisons de craindre que, dans un avenir proche, de nouveaux crimes comme AZF ou Lubrizol soient commis.»
Entretien réalisé par Eric Serres
Source : L’Humanité
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