Facho, putschiste, anarchiste ? On a regardé toutes les vidéos d’Eric Drouet, il n’est rien de tout ça
Eric Drouet serait-il le nouveau Kylian M’Bappé ? Depuis le début de l’année 2019, sa photo s’étale sur les pages d’accueil de tous les sites d’information. Sur les chaînes d’infos en continu, son cas est longuement évoqué dans chaque émission de débats. Il y a les pour, les contre. Le trentenaire n’est pourtant ni footballeur, ni ministre. Il est chauffeur-routier et fait figure de chef naturel d’une partie des gilets jaunes, après qu’il a organisé la première manifestation anti-taxe carburants, le 17 novembre. Le 1er janvier, sa notoriété naissante a fait un bond olympique, quand Jean-Luc Mélenchon l’a adoubé sur son blog, dans un message aux accents lyriques. L’éditorialiste Jean-Michel Aphatie a vu en lui un électeur de « Marine Le Pen », « lors des deux tours de l’élection présidentielle 2017« , dans une diatribe reprise par de nombreux élus et journalistes, avant que l’intéressé ne démente de façon cinglante.
Même la police s’intéresse de près à son cas. Ce mercredi, il a été interpellé lors d’une réunion sur la voie publique, à Paris. Ce jeudi, le militant, déjà sous le coup d’une inculpation pour port d’armes illégal, a été mis en examen pour “organisation d’une manifestation sans autorisation préalable”, puis libéré. Qu’on l’adule, qu’on le méprise ou qu’on s’en méfie comme d’un black bloc avec un briquet, Eric Drouet intrigue et fait fantasmer. S’agit-il d’un lepéniste patenté, d’un dangereux putschiste ou bien du nouvel archange de la Révolution ?
Besancenot et un ex-disciple de Soral
Pour se faire une idée du profil idéologique du bonhomme, Marianne a consulté l’ensemble des vidéos qu’il a postées sur les réseaux sociaux. Dans ces tchats, le trentenaire répond du tac-au-tac pendant 50 minutes, parfois davantage, aux internautes qui l‘interrogent. En découle une évidence : Eric Drouet n’a rien d’un lepéniste xénophobe assumé. Ambigu – mais pas extrême – dans les publications qu’il relaye sur l’immigration, le chauffeur routier de 33 ans apparaît surtout étranger à tout clivage politique identifié. Il se définit d’ailleurs comme « apolitique« . Capable de faire l’éloge d’un internationaliste tel qu’Olivier Besancenot – “Il a beaucoup de propos qui sont très très bien, il parle des taxes”, entend-on le 3 décembre – comme d’un ex-disciple de l’agitateur antisémite Alain Soral, ce fan de belles voitures change par ailleurs régulièrement d’avis. Sur la destitution d’Emmanuel Macron ou la sortie de l’Union européenne, le militant a plusieurs fois évolué. D’autre part, lui qui refuse toute politisation ou hiérarchie dans le mouvement se comporte de plus en plus… comme le leader naturel des gilets jaunes.
Comme la fake news de Jean-Michel Aphatie l’illustre, Eric Drouet est régulièrement accusé d’être proche de l’extrême droite. Le soupçon plane depuis la publication d’un article issu d’un blog, l’Observatoire des réseaux, animé par des bénévoles se réclamant des mouvements écosocialistes, socialistes, communistes et anarchistes. « Eric Drouet, gilet jaune ou chemise brune ? » se questionnait le site le 25 novembre. Pour étayer leurs accusations, les auteurs ont examiné le profil Facebook du routier, mettant en valeur des publications qu’il aurait supprimées ou rendues privées depuis. Le 13 juin, Eric Drouet aurait partagé une vidéo reprochant à Emmanuel Macron de consacrer « plusieurs milliards à l’immigration chaque année« . Le 3 juillet, il en aurait relayé une autre, supposément anti-migrants. Interrogé par Libération en novembre, le trentenaire s’était expliqué, avançant que la deuxième vidéo n’était « pas anti-migrants mais de routiers qui se font agresser par des migrants”. Il ajoutait : “Beaucoup de mes amis routiers subissent de graves violences« .
A l’écouter, Eric Drouet n’a pas voté Le Pen. “La faille du système démocratique, c’est que 18 % des Français ont voté pour lui (Macron, ndlr.). Il s’est trouvé face au FN. C’est sûr que pour plein de gens, même s’ils voulaient voter contre Macron, ils ne pouvaient pas non plus voter Le Pen. C’est un problème qui s’est posé pour moi”, raconte-t-il dans une vidéo. Pour autant, certains de ses partages interrogent. Le 24 décembre, il a relayé une publication, signée de la main d’un certain « Victor Mara », publiée sur le site lemediapourtous.fr, animé par Vincent Lapierre, un journaliste qui a longtemps travaillé pour… Egalité et réconciliation, le site de l’essayiste antisémite Alain Soral. Ce long texte fait allusion « aux racailles » et à « l’immigration de masse« , qui fait partie des “pires politiques”. Devant le tollé, le routier a rapidement enlevé la publication de son profil Facebook : “Je ne l’ai pas lu avant dsl (…) j’ai partagé sans lire”.
« C’est chaud, c’est chaud »
Les accusations de xénophobie ont redoublé après un live Facebook commun avec l’autre gilet jaune influent Maxime Nicolle, le 3 décembre. Dans cette vidéo, les deux comparses devisent, sans filtre, d’un sujet qui enflamme depuis plusieurs jours les réseaux gilets jaunes : le pacte de Marrakech. Drouet, comme il l’a expliqué quelques heures plus tôt dans un autre tchat, affirme ne rien savoir du texte. Nicolle, aussi connu sous l’alias Fly Rider, se met alors en devoir de l’éclairer… en se livrant à une théorie du complot parfaitement inventée. Selon lui, le document, signé par la France le 10 décembre, devait permettre à Emmanuel Macron de « vendre la France à l’ONU« , et de submerger le pays d’une vague migratoire incontrôlée – “480 millions de migrants sur huit pays” -, soit environ 60 millions par Etat. Drouet, les yeux écarquillés, se contente de s’exclamer : « C’est chaud, c’est chaud, c’est chaud« . A l’avenir, il ne s’exprimera pas davantage sur le sujet.
Eric Drouet exprime par ailleurs une sympathie pour les évènements de mai 68 : « C’est très bien pour moi, déclare-t-il le 11 novembre. J‘y vois qu’un défaut : on a négocié certaines choses pour se retrouver ici en 2018. Avoir gagné quelques acquis pour en avoir perdu énormément derrière« . Début 2018, il a relayé une vidéo de la député Insoumise Danièle Obono sur son profil Facebook, un partage que Marianne a pu consulter avant qu’il ne l’efface. Dès le début du mouvement, le chauffeur-routier a pour autant clamé sa défiance vis-à-vis de tous les politiques, de quelque bord qu’ils soient. « Les Dupont-Aignan, les Marine Le Pen, il y en a qui nous disent qu’on est affiliés à un politique. Moi je vais leur répondre là-dessus. Les gens ils viennent que lorsqu’il y a de l’engouement. Ils étaient où tous ces politiques avant ? Vous avez vu Dupont-Aignan faire des vidéos avant qu’on nous voit à la télé, parce que ça va péter le 17 novembre ? Il était là à se soucier de nous pour le coût du carburant ?« , grince-t-il le 14 novembre. Le 27 novembre, il n’hésitera pas à filmer sa réunion à l’hôtel de Roquelaure avec François de Rugy… à l’insu du ministre.
Vidéos participatives
Méfiant à l’égard des politiques, Eric Drouet est plus conciliant avec ses camarades gilets jaunes. Dans ses lives sur Facebook, il ne cherche pas à contredire ses interlocuteurs, sauf quand ils donnent leur avis sur la suite du mouvement. Il se montre à l’écoute, avide de suggestions. Ce sont des internautes, par exemple, qui lui ont donné l’idée de mener une action à Montmartre plutôt qu’aux Champs-Elysées le 22 décembre : « Vous avez bien joué parce que je connaissais pas du tout, déclarait-il le 2 janvier. Je vous ai suivi là-dessus et vous avez eu raison« .
L’explication du succès d’Eric Drouet chez les gilets jaunes tient peut-être là : en plus d’être l’un des initiateurs du mouvement, il apporte une certaine convivialité aux échanges entre militants. “Les gilets jaunes, c’est mes amis, ma famille”, assure-t-il. Au fil des lives, le chauffeur-routier fait partager des petites bribes de sa vie à son audience et salue régulièrement sa « maman » qui gère avec lui la page Facebook de « La France énervée !!!« . Empathique, il consacre aussi une large partie de ses vidéos à déplorer les blessés ou morts chez les gilets jaunes et à remonter le moral des troupes. Sa compassion va en premier lieu vers “les smicards et les handicapés”, qui doivent être selon lui les principaux bénéficiaires du mouvement : « Il faut que tous ceux qui ont un revenu correct, comme moi même si on se fait taxer de fou, se mobilisent pour les smicards, pour les handicapés, déclare-t-il dans une vidéo du 21 décembre. C’est pour eux avant tout. Si eux ils sont bien nous on sera bien« .
S’il affiche toujours sa détermination, il n’hésite pas non plus à faire part de ses moments de doute face à ce qu’il estime être l’indifférence du pouvoir : « J’étais vraiment pas bien, explique-t-il dans une vidéo du 26 novembre, après le refus du gouvernement de “changer de cap”. Moi ça m’a écoeuré« . Dans une autre vidéo, le trentenaire confie aussi avoir traversé un coup de blues « de deux ou trois jours« , plaignant les gilets jaunes sur les ronds-points. Face à ces personnes, Drouet se sent investi d’une « responsabilité » : « Quand je vois les gens sur les ronds-points, il fait froid, il pleut, observe-t-il le 26 novembre. (…) J’arrive pas à rester indifférent à ça. Chaque jour ça me donne un peu plus la niaque de continuer« .
« C’est quoi, Alain Soral ? »
Au fil de ses tchats filmés, Eric Drouet partage avec ses “amis” ses découvertes sur la fiscalité, sur l’Europe, sur la dette, avec un intérêt pour les thèses “anti-système”. Chez lui, aucune ligne rouge avec les compagnons de route de l’extrême-droite. Il affiche sa sympathie pour le journaliste Vincent Lapierre, qui “retranscrit bien” les manifestations des gilets jaunes, estime-t-il par exemple le 29 décembre : “Vincent Lapierre, moi, je juge que ce qu”il a fait sur nos Actes. Le reste de ce qu’il a fait, je n’ai pas regardé, ça m’intéresse pas au final”. Apostrophé sur le parcours du reporter le 21 décembre, il plaide d’ailleurs l’ignorance : « C’est quoi, Alain Soral ? (…) Je sais pas pourquoi on me parle de Soral, je sais même pas ce que c’est« . Pour certains, une telle absence de positionnement documentera bien sûr une complaisance de fait à l’égard de personnalités issues de l’extrême-droite. On pourrait aussi relever qu’il s’agit là d’un trait largement partagé au sein des gilets jaunes actifs sur internet : le refus de se référer à une grille de lecture prisée par ceux qu’ils appellent le “système” : celle qui place en haut de l’échelle des valeurs le cordon sanitaire avec les extrêmes, et implique d’enquêter sur le CV politique de ses interlocuteurs. En revanche, le militant a son propre cordon sanitaire, à l’encontre de ceux qu’il juge inféodés au pouvoir. Quand on l’interroge sur les médias qu’il souhaite inviter au prochain rassemblement, il répond : “Pas leurs médias à eux”.
Vincent Lapierre a donc la faveur du gilet jaune, comme deux autres titres de presse : Brut et RT France. Ces trois-là sont a priori bien différents. L’un des fondateurs de Brut est Renaud Le Van Kim, ex-du Grand Journal de Canal +. RT France est la branche francophone de la chaîne d’informations Russia Today, financée par le Kremlin. Seul trait commun : les trois médias – tous indépendants des grands groupes français – diffusent des interviews de manifestants sans filtre, le journaliste se maintenant très en retrait.
Hésitations sur le Frexit
Sur certains sujets, Eric Drouet fluctue. Il en est ainsi de la sortie de la France de l’Union européenne. Le 10 décembre, le routier évoque ainsi son désir de sortir de l’UE, ce qu’il estime être « la seule solution » pour résoudre la dette française. Le 29 décembre, il répond à une question sur le sujet un très neutre “je sais pas”. Même hésitation à propos de la « destitution » d’Emmanuel Macron. S’il y était opposé avant le 17 novembre, le chauffeur-routier estime en revanche le 6 décembre qu’elle devient « un mot d’ordre » face à ce qu’il estime être l’absence de « réaction » du président. La veille, le trentenaire a choqué en répondant à une relance de l’intervieweur de Bruce Toussaint sur BFMTV sur ce que comptaient faire les gilets jaunes devant l’Elysée : “On rentre dedans”. Beaucoup y voient la preuve des ambitions putschistes du militant. Lui s’en défend. “C’était pour le symbole. (…) J’invite tout le monde à venir samedi dans le respect, comme la plupart des ‘gilets jaunes’ le font à chaque fois”, affirme-t-il le 6 décembre. Et d’ajouter qu’il n’est pas “un anarchiste”.
Eric Drouet est depuis revenu à son idée première. Privilégiant le référendum d’initiative citoyenne, pour lequel il milite depuis de nombreuses semaines, il estime qu’il n’est plus nécessaire de démettre Emmanuel Macron de ses fonctions. “On aimerait tous qu’il soit destitué, je pense pas que c’est la chose à faire. Ce qui les dérange le plus, c’est le RIC (..) Avec le RIC, si le président, il fait pas ce que tu veux, forcément on va arriver vers une destitution”, tranche-t-il le 29 décembre. Au point d’affirmer son indifférence à l’appartenance politique du président, quelle qu’elle soit : « Avec le RIC on pourra mettre n’importe quel président, droite, gauche, extrême droite, assure le chauffeur routier le 2 janvier. Il pourra nous rendre des comptes« .
La police piégée
Pour arriver à ses fins, le militant a sa stratégie : continuer à manifester, encore et encore, jusqu’à l’épuisement du gouvernement. Il apprend vite les ficelles de la communication politique. Ce mercredi, le trentenaire a été arrêté devant plusieurs caméras alors qu’il se réunissait avec d’autres gilets jaunes place de la Concorde. Une image désastreuse pour le pouvoir. Interrogé dans sa dernière vidéo Facebook sur les visées de la police, il reconnaît avoir fait exprès de se rendre sur les lieux pour jauger l’attitude des forces de l’ordre : “C’est plus nous qui avons fait ça pour en arriver là (…). On voulait montrer aux Français qu’on n’était pas libre. Ils s’efforcent de nous faire passer pour des anarchistes, des casseurs… C’était la monnaie de leur pièce”. Malin.
Son plan ne prévoit aucunement une entrée en politique. Interrogé à longueur de vidéos sur une éventuelle liste aux élections européennes, il répond invariablement : “Je ne suis pas pour”. Le 26 décembre, il précise : “Ça divise, c’est pas bon, ça va servir d’autres personnes que nous”. Eric Drouet rapporte d’ailleurs qu’il ne s’agit pas seulement de sa décision mais de celles de la majorité des participants à une réunion sur le sujet, intervenue le 23 décembre. Fidèle à sa promesse de ne pas tirer la couverture à lui. En même temps, ce chauffeur pas comme les autres récuse de moins en moins souvent le qualificatif de “représentant” que lui attribuent régulièrement les internautes dans ses tchats. Tout en affirmant ne pas être “la tête pensante” des gilets jaunes, il livre ses conseils sur la suite du mouvement dans chaque vidéo. “Faut pas y aller”, statue-t-il sur la manifestation pro-Macron de la fin janvier. “On les laisse”, répond-il à une question sur l’émergence des foulards rouges, un mouvement anti-gilet jaune. Comme un chef qui ne dit pas son nom.
Source : Marianne
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