[Exclusif] Une magistrate dénonce de graves dérives au parquet de Perpignan, le ministère de la Justice met en cause à tort sa santé mentale
En réponse aux dénonciations de la procureure adjointe Anissa Jalade contre son chef, accusé de harcèlement et de couvrir de graves dysfonctionnements, la hiérarchie a fermé les yeux et le garde des Sceaux l’a suspendue pour raisons médicales avant d’être désavoué. Enquête sur un fiasco judiciaire. Par Amaury Brelet Publié le 3 novembre 2021 à 18h25 Mis à jour le 4 novembre 2021 à 20h30
En ce début de soirée, dans les couloirs silencieux du parquet de Perpignan, une procureure adjointe s’en va voir son procureur pour lui soulever un problème de planning. Elle évoque une simple erreur dans le programme pourtant validé des audiences du mois prochain. Lui s’étonne, élève la voix et accable sa subordonnée. Puis, lui adresse un doigt d’honneur. La magistrate pétrifiée n’en croit pas ses yeux. Elle est sous le choc. Arrivée devant la porte de son bureau, elle s’effondre et s’évanouit. Aussitôt, une collègue alertée par les cris accourt. Le procureur et sa secrétaire suivent. Même le président du tribunal est là. Prise en charge par les pompiers, la magistrate qui souffre de maux de tête subira dès le lendemain un scanner pour rassurer son médecin. Elle est victime d’un accident du travail. Nous sommes le 17 décembre 2020. Quelques jours plus tôt, Anissa Jalade a signalé auprès des services du ministère le harcèlement de Jean-David Cavaillé, accusé d’avoir couvert de graves dysfonctionnements, parfois illégaux, au sein du parquet. Depuis, la procureure adjointe a dû subir une procédure médicale déshonorante et a même été suspendue par le ministre de la Justice.
L’enquête, menée par Valeurs actuelles ces derniers mois auprès de sources judiciaires, policières et ministérielles, documents et confidences de proches à l’appui, est accablante pour l’institution et sa hiérarchie, tandis qu’elle illustre les dérives d’un système en perdition jusqu’au sommet de l’État. Le 8 décembre 2020, sur les conseils de magistrats et de professionnels médicaux, Anissa Jalade décide de briser l’omerta et dénonce « une souffrance importante liée aux institutions et à mes fonctions » dans un courriel envoyé au collège de déontologie de la Place Vendôme. « Je souffre du management de mon procureur, d’abord très agréable et sympathique pour tous, et après m’avoir fortement encensé à ma prise de fonction, je suis rentrée dans l’œil du cyclone depuis que j’ai osé requérir relaxes ou acquittements malgré des détentions provisoires, écrit son adjointe de 40 ans. Je subis un habile dénigrement allant de l’absence de réponse à mes demandes d’instruction trop engageantes ou dessaisissements de dossiers, non-respect de la voie hiérarchique soutenu et encouragé à mon endroit jusqu’à menacer d’avoir ouvert une enquête tel qu’il me l’a présenté suite à des dénonciations imprécises d’un mis en examen. J’ai signalé tous ces faits à certains de mes collègues depuis plus de six mois et mes proches sont témoins de tout cela au quotidien. »
Anissa Jalade poursuit : « Le collègue du parquet général vers lequel je me suis tourné a botté en touche, le procureur général ne me répond pas. J’ai saisi le médecin du travail et j’ai contacté la psychologue sur le numéro vert, je suis suivie personnellement par un médecin généraliste et tous m’indiquent qu’il est opportun aujourd’hui que je révèle ces faits, mais je me heurte au respect de la voie hiérarchique et mon procureur rapporte certainement son avis négatif au procureur général qui reste en retrait. Mon procureur ne cesse surtout d’asseoir son autorité malsaine vis-à-vis de moi sur la base des connaissances haut placées selon lui et pratique l’injonction paradoxale. Sur conseil, j’ai sauvegardé plusieurs mails et enregistre désormais tous mes échanges et demandes écrites envers lui ainsi que ses réponses éventuelles. Je retranscris aussi toutes ses demandes verbales, je dispose d’éléments édifiants qui me fracassent en même temps qu’ils me brûlent à petit feu. Je ne sais pas si je vais tenir très longtemps. Je me suis rapprochée d’un avocat spécialisé en ce sujet. […] Je n’ai rien à cacher mais beaucoup à dénoncer, des irrégularités à des fautes professionnelles… » Contactée plusieurs fois, Anissa Jalade n’a pas souhaité répondre à nos questions et nous a renvoyé vers son avocat, Me François Saint-Pierre, qui a fait de même.
Harcèlement, violences, détention arbitraire…
Depuis l’arrivée de Jean-David Cavaillé à la tête du parquet de Perpignan, en mars 2020, après un premier contact chaleureux, les relations avec son adjointe se dégradent rapidement. C’est Anissa Jalade qui demande, dès juin, à s’entretenir avec son supérieur pour évoquer le malaise. Desservie par un dossier bâclé et truffé d’erreurs dans une affaire sensible, jugée devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales, Anissa Jalade requiert sous le regard inquisiteur du procureur de la République, présent au tribunal en rupture totale avec les conventions. Cet été-là, elle se sent progressivement évincée par Jean-David Cavaillé. Comme début septembre, quand elle est dessaisie d’un dossier criminel après 72 heures de travail parce qu’un prévenu l’a accusée sans preuves de corruption. La pratique est inhabituelle, Anissa Jalade y voit une sanction personnelle et n’apprendra que fin novembre le classement de l’enquête la visant.
Mais rien n’y fait, le sort s’acharne. En octobre, la magistrate hérite d’un autre dossier ni fait ni à faire. Un accusé dans une affaire de mœurs, en détention provisoire depuis deux ans, clame son innocence. En l’absence d’éléments, Anissa Jalade requiert contre l’instruction orale du procureur, donnée en violation de l’article 5 qui garantit aux magistrats du parquet qu’à l’audience leur parole est libre. Pire, elle aggrave son cas, proclame que la justice s’est trompée et présente des excuses au nom du parquet de la République, une pratique rarissime dans la profession. Acquitté par le jury de la cour d’assises dans la nuit, le jeune homme de 20 ans s’effondre en remerciements. Il est désormais libre. Enfin pas tout à fait. De retour à la maison d’arrêt, où il est escorté pour remplir les formalités de levée d’écrou et récupérer ses affaires, les agents croient à une… méprise en lisant le bordereau de transmission qui ordonne pourtant sa remise en liberté immédiate et signé par la magistrate. Résultat : l’innocent passe une nuit de plus en cellule. Une nuit de trop. « En droit, on appelle ça de la détention arbitraire », raille une source judiciaire.
Fidèle à sa ligne de conduite et par obligations hiérarchiques, Anissa Jalade dénonce aussi de graves dysfonctionnements au sein du parquet. Début novembre, quand un vice-procureur violente un mineur gardé à vue pendant son défèrement, elle en fait part à Jean-David Cavaillé, qui le couvre, puis finit par ouvrir tardivement une enquête administrative. Le collègue fautif écopera a priori d’un simple rappel des obligations. La procureure adjointe en charge des personnes dépositaires de l’autorité publique (PDAP), dont les policiers et gendarmes, ose même, pour preuve de sa rectitude, signaler à son chef que le frère de sa secrétaire et gérant de brasseries voit ses contraventions et procès-verbaux, dressés lors de contrôles anti-Covid, effacés à la stupéfaction des gendarmes. Là encore Jean-David Cavaillé tarde à réagir. Selon plusieurs sources judiciaires, les manquements aux règles de déontologie seraient d’ailleurs courants dans la juridiction de Perpignan, où le copinage prospère au tribunal. Il y a ce président qui affirme en petit comité et à tort que les prévenus sont tous coupables avant un verdict, cet assesseur qui envoie des SMS à l’avocat général pendant les délibérations, ce procureur qui critique régulièrement des avocats et policiers devant tout le monde ou encore ces président et avocat général qui fument tranquillement des cigarettes ensemble en plein procès.
Pendant ce temps-là, Anissa Jalade est de plus en plus isolée par son patron, qui la court-circuite et ne répond plus à ses demandes d’instruction, montre près d’une centaine de courriels restés sans réponse. Quand Jean-David Cavaillé lui parle, c’est pour l’invectiver, comme ce jour où la magistrate demande un congé parce que son ex-mari malade est opéré. Sa mère absente devant l’école pour le récupérer, son fils unique de 14 ans pense au téléphone que son père est mort. Menaces, humiliations, agressivité… Le procureur la valorise en public pour mieux la critiquer en privé, tout en lui laissant pourtant la responsabilité, seule, de gérer par intérim le parquet pendant dix jours, fin octobre. D’abord dans une phase de remise en cause personnelle, son adjointe en vient à douter de ses compétences professionnelles. Anissa Jalade, qui présente de nombreux symptômes (angoisse, tremblements, insomnies, dévalorisation, perte de l’estime de soi, etc.), se rapproche de son médecin traitant, d’un psychiatre et d’une psychologue. Leurs relations s’enveniment à tel point que Jean-David Cavaillé lui envoie un cahier à la figure, relate dans le dossier la magistrate, dont le bleu à l’œil est constaté par des témoins. Jusqu’à ce doigt d’honneur excommunicateur, ce 17 décembre fatidique, où la magistrate endure le pire jour de son existence.
Un profil atypique
C’est peu dire qu’Anissa Jalade a traversé des épreuves dans sa vie. Issue d’un milieu populaire, de l’immigration maghrébine et d’une famille musulmane, elle est née à Carcassonne en 1981, où elle grandit avec ses deux frères et sœur entre un père ouvrier rapatrié d’Algérie, qui s’est battu pour la France, puis a travaillé dans la mine de Salsigne, et une mère femme de ménage et aide aux personnes âgées, rapatriée à 17 ans sans parler un mot de français, puis choisie pour épouse parce qu’elle jouait merveilleusement bien de la darbouka lors d’un mariage. L’adolescente d’origine kabyle, qui souffre d’un complexe d’infériorité et de discriminations, entretient des relations difficiles avec ses parents, qui ne faillissent pourtant pas à son éducation. Au collège, le premier livre qu’elle lit en entier est le dictionnaire, offert par le maire RPR Raymond Chesa. Elle en retient deux mots : “magnanime” et “pragmatique”. Quand elle dit vouloir devenir magistrate, on lui répond « n’importe quoi ». Il lui faudra même batailler des jours durant pour convaincre son père d’aller étudier à Toulouse. « Elle a grandi en ayant peur d’être renvoyée en Algérie si elle déconnait pendant ses études, confie un proche. Ses parents ne voulaient pas qu’elle soit la honte de la famille, qu’elle échoue et qu’elle se dévergonde. » Mais la jeune fille au caractère bien trempé, rebelle et indépendante rêve de justice, pour elle et pour les autres.
Pour payer ses études dans les facultés de droit de Toulouse 1 et Bordeaux 4, Anissa Jalade multiplie les petits boulots, fait du babysitting, le ménage, le repassage, les vendanges ou le service dans une cafétéria, tandis que ses camarades, fils et filles à papa avocat ou magistrat, font la fête et partent en vacances à la montagne et aux États-Unis. « Elle a été parfois traitée comme une sous merde, mais ça vous forge un caractère, remarque une amie. Un jour, elle a craqué, elle est allée s’acheter un sac Longchamp qui coûtait un bras pour ressembler aux autres étudiantes. » En troisième année, elle veut faire un stage d’été au commissariat de Carcassonne et envoie une lettre de motivation qui reste sans réponse. La jeune femme ne se démonte pas. Elle se rend au poste avec son père dans sa vieille Renault 18 beige, donne son nom à l’agent d’accueil et demande au culot un rendez-vous avec le directeur départemental de la sécurité publique. La réplique est cinglante : « Non, mais les Ait Ouaret sont derrière les barreaux, ils ne sont pas devant. » L’étudiante en licence de droit, dont plusieurs cousins sont délinquants notoires, quitte les lieux en sanglotant. Ironie du sort, elle deviendra la directrice départementale adjointe de la sécurité publique de l’Aude et patronne de l’agent cerbère.
Consciente de son profil atypique et de ses différences, elle se fait coacher par un professeur de philosophie avant de passer le concours de l’école nationale de la magistrature (ENM). Elle doit éviter les grands gestes, les allusions déplacées, se tenir droit, jouer le jeu. Quand elle passe le concours en externe, elle est enceinte et doit rentrer son ventre pour le cacher. Mais une fois nommée auditrice de justice, elle est encore rattrapée par ses origines sociales et familiales. À six mois de grossesse à l’ENM, elle fait l’objet d’une dérogation pour délocaliser son stage à Toulouse parce qu’un de ses cousins est impliqué dans une affaire à Carcassonne. Une fois diplômée, elle prend son premier poste de substitut du procureur à Châteauroux en 2008, puis à Perpignan en 2010. Là-bas, elle découvre un ami et juge d’instruction dépressif, mort dans sa baignoire, suicidé avec des médicaments. Culpabilisée par ses collègues, mais soutenue par son procureur de l’époque, Achille Kiriakides, elle décide de partir et devient en 2015 – fait rare – avec le soutien du ministre de l’Intérieur Manuel Valls, par décret du président de la République et après avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), commissaire divisionnaire et directrice départementale adjointe de la sécurité publique en détachement au titre de la mobilité statutaire.
« La traîtresse au carré »
En rejoignant la police nationale, Anissa Jalade découvre l’envers du décor. « À l’école nationale de la magistrature, tout le monde ou presque est en jeans converse et tient un discours droit-de-l’hommiste, un peu comme chez MacDo avec son slogan “On vous aime comme vous êtes”, mais à l’école nationale supérieure de la police, on vous explique le premier jour que les femmes doivent porter un tailleur et des talons et les hommes un costard et une cravate, raconte une amie. Anissa, qui a débarqué là-bas habillée comme d’habitude, était choquée. Aujourd’hui, elle trouve ça tout à fait normal. » À 33 ans, Anissa Jalade commande 140 policiers à Narbonne, cité sensible de la région. Elle participe avec d’autres à décrocher 1,5 million d’euros pour rénover le poste, croise le président François Hollande, le ministre Emmanuel Macron, puis le Premier ministre Édouard Philippe, rabroue un préfet misogyne qui l’appelle « belle enfant » et gère les obsèques nationales d’Arnaud Beltrame, son homologue départemental dans la gendarmerie sacrifié dans l’attaque djihadiste de Trèbes, en 2018. « En devenant magistrat, elle était la traîtresse de son quartier, de son milieu et….
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