EXCLUSIF. La gendarmette qui voulait faire le djihad
Comment une jeune femme radicalisée a pu, durant plusieurs mois, renseigner de l’intérieur ses amis islamistes et préparer son départ en Syrie.
Comment une jeune femme radicalisée a pu, durant plusieurs mois, renseigner de l’intérieur ses amis islamistes et préparer son départ en Syrie.
Par Marc Leplongeon
Dans quinze jours, Élodie*, 21 ans, va épouser l’homme de sa vie. Un islamiste notoire au charisme naturel, connu pour avoir grenouillé dans les années 2000 dans la mouvance propalestinienne et condamné plusieurs fois pour des faits de violence. Conquise, la jeune femme, le visage poupin encadré de jolis cheveux noirs, se voit déjà dans sa robe de mariée. Le voyage de noces promet d’être un peu particulier. À peine mariés, Élodie et son « chéri » s’envoleront en terre de djihad… Avec ses copines, la jeune femme en discute comme elle parlerait d’un séjour au soleil : « Ma chérie, tu viens avec nous au Cham [en Syrie, NDLR] ou pas ? J’y vais avec mon mari et on prend une sœur avec nous ! Et un couple aussi ! » Dans les valises, pas de sandales, de tongs ou de paréo, mais de grosses chaussures Swat d’intervention, des treillis et des bandeaux brodés d’inscriptions en arabe. Parce qu’elles sont coquettes, les filles ont tout de même prévu de prendre quelques décolletés H&M. Impossible de se passer de leur iPhone – « faut arrêter de psychoter », se rassurent-elles – et des délicieux petits « caramels au beurre salé » pour le trajet, lequel s’annonce interminable. Les copines ont même pensé à leurs amies déjà sur place, auxquelles il faudrait apporter des « survêtements qui tiennent un peu chaud ». « Tu lui as acheté un Nike, toi ? » demande Élodie. « Non, je lui ai pas acheté un Nike. Tu veux que son mari la tue ou quoi ? » plaisante sa copine.
Élodie rancarde régulièrement ses proches
Derrière leur écran d’ordinateur, suspendus aux paroles des jeunes femmes, les agents de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) ne se laissent pas duper. Élodie, gendarme adjoint volontaire dans un peloton motorisé du sud de la France, est en train de devenir un de leurs pires cauchemars. La jeune femme, sortie de l’école de Tulle en août 2012 après treize semaines de formation, a utilisé ses fonctions pour renseigner ses amis islamistes. Elle est une « taupe » au sein même des forces de l’ordre… C’est un mois plus tôt, le 22 octobre 2013, que la DCRI a commencé à nourrir de sérieux soupçons. Ce jour-là, Élodie parle librement au téléphone. Et demande à une de ses amies, elle aussi gendarme, Sabrina*, qui est dans la confidence, de « passer des personnes au fichier ». Comprendre : le fichier des personnes recherchées (FPR), une immense base informatique comprenant plus de 400 000 fiches, dont les fameuses S pour « sûreté de l’État ». Élodie rancarde régulièrement ses proches sur le risque qu’ils courent à venir en France : « Il est où, l’autre, là ? Celui qui était au bled ? Tu lui dis qu’il ne revienne pas. Y a une fiche qui est tombée », lance-t-elle à un ami. La jeune femme ajoute : « J’ai ouvert la session avec le nom d’un ancien collègue. (…) Donc, là, je vais le mettre dans la merde. (…) Je vais demander à l’autre, à Sabrina, de le faire. Parce qu’elle, elle peut ouvrir les ordis d’une autre session parce qu’elle bosse à la DG [direction générale d’un commissariat, NDLR] et y a plein d’ordis. Donc, elle va sur n’importe quel ordi et elle l’ouvre, tu vois ? »
Estomaquées, les grandes oreilles vont très vite s’apercevoir qu’Élodie et son entourage sont en train d’organiser un véritable départ collectif pour la Syrie. Les agents du renseignement écoutent des discussions surréalistes. Comme cet ami proche de la gendarmette, un petit voyou qui nourrit lui aussi des envies de djihad, qui lui demande où elle s’entraîne au maniement des armes :
« – À l’Ealat [l’École de l’aviation légère de l’armée de terre, NDLR], répond-elle.
– Tout le monde peut y aller, dans ces endroits ? demande-t-il.
– Non, non ! ça va pas ! s’écrie Élodie. (…) Je peux t’apprendre quand on aura les armes. Je t’apprendrai les mesures de sécurité. »
Avide de faire un peu d’argent facile, l’homme lui avait déjà demandé, un peu plus tôt, s’il y avait de l’« herbe » et de la « blanche » dans les scellés de la gendarmerie où elle travaillait ; et, si oui, combien de gendarmes montaient la garde pendant la nuit…
Prête à tout pour partir en Syrie, la gendarmette propose d’utiliser son arme de service pour braquer une voiture.
Élodie a plusieurs comptes Facebook et, sur l’un des premiers qu’elle a ouverts, où elle n’a pas encore la prudence de s’exprimer sous pseudonyme, elle multiplie les vidéos et messages de gloire aux martyrs. Or, un ami policier, avec lequel elle a perdu contact depuis des mois, l’appelle et lui pose soudainement des questions étranges. Avec son air de ne pas y toucher, entre deux phrases anodines, il s’inquiète de ce comportement, de ces hadiths « haineux » et « un peu chelous » sur lesquels il est tombé. Est-ce un homme des services chargés de tâter le terrain ? La jeune femme se méfie.
« – Non, mais… je veux juste dire un truc : toi, qu’est-ce que t’en penses, du djihad ? interroge-t-il.
– Pourquoi tu me poses ces questions ? Moi, je parle pas de ces choses avec un policier, j’suis désolée ! répond-elle.
– J’te jure, je m’en fous, c’est juste pour connaître ta mentalité.
– Non, non, je ne parle pas de ça… »
Comme dans un film
En réalité, si la jeune femme s’applique à ne montrer aucun signe religieux à la gendarmerie, elle veille également à ce que personne de son entourage ne sache qu’elle est gendarme. Une double, double vie ! Seule une poignée de copains, ceux qu’elle renseigne régulièrement, connaissent son véritable métier. Même pour son futur époux, elle s’est inventé une autre activité : c’est avec lui qu’elle doit partir en Syrie et elle craint que, sur un coup de colère, apprenant qu’elle est gendarme, il se méfie d’elle. Élodie connaît trop bien le sort qu’on réserve aux espions là-bas, en Syrie. Mieux vaut donc se taire. À la mi-novembre, la tension monte encore d’un cran. La jeune femme est prête à tout pour partir en Syrie. Elle propose d’utiliser son arme de service pour braquer une voiture, qui leur servira à se rendre en Turquie. Élodie se croit dans un film : « Si on change les plaques [d’immatriculation, NDLR], tu repères une autre voiture similaire, tu mets les plaques et tu fais pas d’excès de vitesse », suggère-t-elle à un complice. Elle et son fiancé appellent un par un les organismes de crédit et réunissent la somme de 30 000 euros sur la base de feuilles de paie trafiquées. Le tout est destiné à financer le voyage, à rétribuer le passeur et à se payer l’hôtel en arrivant en Turquie. Le 18 novembre, Élodie démissionne de son poste à la gendarmerie et elle se marie le 13 décembre. Sabrina, l’autre gendarmette, est son témoin à la mairie. Trois jours plus tard, Élodie est interpellée.
Gros poissons
La jeune femme est rompue aux techniques d’enquête. Mise en garde à vue pour « consultation de fichiers internes à des fins personnelles », Élodie parvient, dans des conditions mystérieuses, à envoyer à son mari un bref SMS : « Désactive le FB [Facebook, NDLR]. » Le lendemain, alors qu’elle sort tout juste du commissariat, son premier réflexe est d’appeler Sabrina. La conversation ne dure que quelques secondes : « T’utilises plus ta carte pro du tout, attention ! (…) Tu vas être dans la merde. Allez, bisous, je te capte quand je suis sur Paris. » Pressée par son amie, Élodie déballe finalement toute l’histoire au téléphone : « Ils [les policiers, NDLR] sont arrivés à la sortie de la station-essence, ils sont arrivés à huit, à deux voitures. Cagoulés et tout… » La gendarmette poursuit : « Zarma, ils comprennent pas pourquoi j’ai démissionné. Et maintenant, je porte le djilbeb et tout. En fait, ils ont peur pour leurs intérêts. (…) Il a sorti mon carnet de tir. Il [le policier, NDLR] m’a dit : Regardez comment vous tirez. J’ai dit : Et alors ? C’est vous qui m’avez appris. On dirait, c’est un truc de ouf ! En fait, maintenant, zarma, ils ont peur. Ils m’ont dit : Ouais, ne tombez pas dans le fanatisme, le terrorisme et tout. Je leur ai dit : Vous êtes malades dans vos têtes ou quoi ! »
Éodie s’en sort étonnamment sans trop de dégâts : une comparution ultérieure devant le juge. En réalité, la jeune femme et son mari sont en contact avec de gros poissons du djihad, dont certains Français considérés comme des recruteurs actifs. Les forces de l’ordre la laissent-elles en liberté dans l’espoir de démanteler un réseau plus important ? Tout porte à le croire. Mais en janvier 2014, Élodie et son compagnon sont pris dans une nouvelle affaire. Le couple séjourne alors, avec leurs petites sœurs respectives, chez les parents d’Élodie. Les gamines sont sorties en boîte et l’époux ne le supporte pas. Il les frappe à leur retour si violemment qu’il brise une spatule de bois sur le dos de l’une d’entre elles. Les voisins entendent la dispute, les jeunes filles portent plainte. L’époux est interpellé dès le lendemain. Élodie, qui n’est plus sur place, appelle aussitôt les siens et leur ordonne de se débarrasser des bouts de spatule en bois restés dans la poubelle de la salle de bains. « Mon mari risque gros, leur dit-elle. (…) Ils vont venir faire une perquisition à la maison. » Des efforts inutiles : l’époux violent finira par tout avouer. Quelques jours plus tard, au téléphone avec sa mère, Élodie dit toute sa colère : « Si [ma sœur] était respectueuse, je n’aurais pas laissé mon mari la frapper. Tu sais ce qu’elle nous disait ? Qu’on voulait aller en Syrie et qu’elle allait tout dire à la police. Qu’est-ce qu’elle veut ? Elle veut m’envoyer en prison ? »
Ce n’est qu’en mars 2014, soit quatre mois après les premiers soupçons, que le couple sera enfin interpellé et inculpé pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il attend aujourd’hui son procès. Lui, en prison. Elle, comme six autres personnes mises en cause en France dans des affaires de terrorisme, placée sous bracelet électronique…
Source : Le Point
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