EDF – Henri Proglio témoigne
Henri Proglio, né le 29 juin 1949 à Antibes, est un dirigeant d’entreprise français. Il a exercé les fonctions de président-directeur général de Veolia à partir de 2002, puis d’EDF de 2009 à 2014.
l’intervention d’Henri Proglio, PDG d’EDF entre 2009 et 2014, auditionné le 13 décembre dernier. Et qui ne mâche pas des mots qui risquent de tomber dans l’oubli.
» En 2009, j’ai été très fier d’arriver à la tête d’une formidable entreprise avec un chiffre d’affaires d’un petit 90 milliards, connue dans le monde entier pour sa pertinence et son efficacité, avec des caractéristiques financières très satisfaisantes. EDF est le premier opérateur européen et probablement mondial si on excepte la Chine. EDF a été le résultat d’une formidable aventure, d’une vision, et d’une volonté, celle d’un gouvernement qui en 1946 a considéré que l’énergie, et donc l’électricité, était un élément essentiel de la vie économique, et qu’il était donc important de la considérer comme stratégique.
Le gouvernement de l’époque s’est lancé trois défis majeurs :
– le défi de l’indépendance énergétique,
– le défi de la compétitivité du territoire,
– le défi du service public de l’électricité accessible à tous, avec la même qualité et au même prix.
C’était un défi incroyablement exigeant adossé à un choix technologique clair : l’hydraulique et le nucléaire.Il y a eu une vision à long terme et une volonté claire d’aboutir et c’est ça qui a donné naissance à cette aventure industrielle.
EDF était un architecte ensemblier et l’opérateur du service public de l’électricité. C’était un système intégré, cohérent et optimisé comprenant la production, le transport et la distribution. Au début du XXIe siècle, EDF est exportateur d’énergie, avec une électricité la moins chère d’Europe (deux fois et demi moins cher que l’Allemagne), un contrat de service public qui fait référence dans le monde et elle donne à la France un atout formidable en matière de gaz à effet de serre.
Les paris ont été relevés, il n’y avait plus qu’à tout détruire… C’est chose faite ! Puisqu’on était arrivé à l’asymptote, comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Je vois deux acteurs principaux : l’Europe et le gouvernement français.
Toute la réglementation européenne depuis 10 ans ne vise que la désintégration de l’entreprise EDF. Cette Europe qui a pris comme axe idéologique quasi-unique la concurrence qui bien sûr, « fait le bonheur des peuples »… On voit ce que ça donne en matière d’énergie.
Cela s’est traduit concrètement pour EDF par la mise en concurrence des barrages. Formidable idée, un barrage étant essentiellement un outil d’optimisation du système électrique puisque c’est le seul moyen de stockage intelligent et efficace qu’on ait aujourd’hui. Un barrage sert d’abord à stocker beaucoup plus qu’à produire. La mise en concurrence consistait à supprimer le stockage. C’est génial. Les barrages appartiennent à l’État et sont gérés par EDF. L’État avait envisagé d’obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages. Rien n’a encore été conclu, mais rien n’est réglé. On reste en lévitation… On sera sanctionné sans doute.
La deuxième loi géniale, c’est la loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) qui consiste à imposer à EDF la vente à prix cassé, puisque inférieur au coût de revient, de 25 % de sa production électronucléaire à ses propres concurrents pour qu’ils puissent vendre leur énergie aux clients d’EDF. Ça a très bien fonctionné, ils sont devenus riches. C’est d’une pertinence absolue et je l’ai dénoncé pendant des années avec l’efficacité que vous voyez.
Pour couronner le tout, il fallait définir un prix de marché qui a été indexé sur le prix du gaz. Pourquoi, alors qu’on n’en utilise pas ? Parce que les Allemands utilisent le gaz et que toute la démarche est allemande et que la réglementation européenne est allemande.
L’Allemagne a choisi l’industrie comme axe majeur de son économie et l’Ostpolitik pour son développement. C’est clair et cohérent pour l’Allemagne. Ils ont tenté leur Energiewende (la transition allemande) qui s’est transformée en catastrophe absolue puisqu’elle s’est traduite par un affaiblissement des opérateurs allemands quasi en ruines. Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d’un outil compétitif aussi puissant qu’EDF à sa porte ? L’obsession des Allemands depuis 30 ans, c’est la désintégration d’EDF. Ils ont réussi !
Le deuxième acteur est la politique nationale française. Là, on a assisté à la recherche pathétique d’un accord électoral avec un parti antinucléaire. On en voit les prémisses dès 1997-1998 avec l’abandon de la filière des réacteurs à neutrons rapides qui remettait en cause la logique du système nucléaire français. Ensuite, il y a eu la formidable campagne de communication de Fukushima avec les 20 000 morts qui n’ont jamais existé puisqu’on a confondu le tsunami et l’accident. Et puis l’apogée avec la campagne de 2012 avec son cortège de joyeusetés. La fermeture annoncée de 28 réacteurs nucléaires, rien que ça, qui s’est transformée par l’engagement de fermeture de Fessenheim, et l’abaissement à 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique.
J’ai assisté à la mise au point d’une théorie absurde qui m’a été imposée avec beaucoup d’insistance par les pouvoirs publics : la théorie de la décroissance électrique. Il fallait considérer que la demande électrique allait baisser en France et que par conséquent il fallait diminuer la puissance du nucléaire surpuissant. Conséquences : baisse des efforts de recherche, le désalignement des stratégies des entreprises dépendant de l’État, AREVA, CEA et EDF mus par des courants divergents, avec comme corollaire l’affaiblissement global du système et les difficultés de recrutement qu’on a connu dans ce paysage où le nucléaire était considéré comme infâme et sans avenir. Voilà la situation. Rien n’est jamais désespéré mais les choses ont été très abîmées.
Je me suis battu sans relâche pour obtenir l’ARENH à 42 euros alors que mes interlocuteurs proposaient 39 euros voire 36 euros. Aucune évolution n’a évidemment été prise en compte depuis. Ce prix a été fixé par voie autoritaire au bout d’un combat très inégal puisque j’ai essayé de défendre le bon sens, donc j’étais dans le mauvais camp. Le principe même de ce prix de cession était absurde. Le principe pour un industriel d’accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels qui n’ont aucune obligation de production eux-mêmes. C’est quand même surréaliste. On a fait la fortune de traders, pas d’industriels. On n’a pas de concurrents ou si peu. Quelques éoliennes dispersées aux quatre vents et quelques champs photovoltaïques, vous voyez l’aspect risible du sujet. Et vous voyez des campagnes de communications de ces traders qui prétendent vendre de l’énergie verte. On a assisté à ça pendant des années avant que le client qui s’est laissé abuser finisse par se rendre compte du fait qu’il n’avait plus de garantie. Où est le service public de l’électricité qui nous a tant et tant récompensé ? Pourquoi l’avoir abattu ? Pourquoi est-ce à l’État aujourd’hui de faire les compensations nécessaires pour que les gens à faible revenu puissent accéder à l’électricité ? Tout ça était prévu !
J’ai vécu tous les chantages. Le seul chantage qui m’obsède est l’intérêt de la France. Je voudrais qu’on réponde simplement à cette question : pour qui et à quoi servent ces règlementations ? Quel est le but ? On me répondait : « on fait le bonheur du peuple ! La libre concurrence ! » Mais il y a un seul producteur, camarade ! Il était clair que ça allait se traduire par un désastre. On y assiste aujourd’hui.
Le chiffre de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique s’est construit totalement au doigt mouillé en disant : on va baisser la part du nucléaire de 75 % à 50 %. Personne ne l’a jamais estimé autrement que comme ça ! On en a déduit qu’il fallait réduire le nombre de réacteurs… Par contre, personne n’a jamais su d’où venaient les autres 50 %… Il y a bien l’hydraulique qui est une très belle énergie renouvelable stable. Le reste du renouvelable, c’est l’expérience allemande. Ils ont investi 500 milliards d’euros dans le renouvelable. 500 milliards d’euros ! On en voit l’efficacité…
EDF était le chef de file du nucléaire français. Le gouvernement de l’époque a dit « pas du tout, c’est le Premier ministre » (Jean-Marc Ayrault). Il organisait des réunions à Matignon de répartition des rôles du nucléaire à l’international. Ubu roi… J’ai assisté à des réunions hautes en couleurs. J’ai alerté sur les dangers de l’ARENH suite au rapport Champsaur et j’ai eu une réponse politique : « je comprends, je comprends,… ». Il arrive un moment où la décision l’emporte sur la réflexion. Cette mesure (l’ARENH) était inique et était destinée à casser une entreprise comme EDF. Je déplore qu’elle ait été acceptée par le gouvernement français sous la pression bruxello-allemande.
En 2012 Angela Merkel m’a dit : « Je suis une scientifique d’Allemagne de l’Est, je crois totalement au nucléaire » mais il fallait qu’elle bâtisse un accord de coalition. Elle a donc ouvert une négociation avec les Verts conservateurs allemands. Chez les Allemands il y a des Verts conservateurs et des Verts de gauche, ce ne sont pas les mêmes. Pour boucler ces négociations, elle a lâché le nucléaire. Elle me l’a dit : « Je l’ai fait pour des raisons politiques, pas du tout techniques, ni scientifiques ». L’Allemagne est consciente de ses propres intérêts. Personne en Allemagne ne parle du couple franco-allemand. Il n’y a qu’en France qu’on parle du couple-franco-allemand.
Je pense qu’on n’a rien lâché contre le sacrifice d’EDF. Je n’ai pas connaissance de contreparties. Je ne vois pas pourquoi la France ne prend pas l’initiative, comme l’Espagne et le Portugal, de sortir du marché européen de l’énergie ».
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