Des policiers témoignent: «On est obligé d’accepter des instructions illégales» (Mars 2019)
(Article du Par Pascale Pascariello )
Les officiers de police judiciaire d’un commissariat parisien dénoncent les « instructions illégales » de leur hiérarchie, en particulier lors des manifestations des « gilets jaunes ». Dans un mail que Mediapart a pu consulter, il est écrit que, sur ordre de la préfecture de police de Paris, les personnes interpellées doivent être systématiquement placées en garde à vue.
Six officiers de police judiciaire (OPJ), soit la totalité du service de leur commissariat parisien, ont, en février et pendant plus d’un mois, interrompu leur activité pour protester contre les instructions « liberticides » que leur imposait leur hiérarchie, notamment lors des manifestations des « gilets jaunes ». Ils se sont mis, en alternance et parfois à tour de rôle, en arrêt de travail – certains le sont encore aujourd’hui.
Jusqu’à présent, les consignes étaient données oralement. Mais un mail daté du samedi 9 mars 2019 émanant de l’état-major du district de l’est parisien, le plus important de la capitale, stipule, suivant les indications de la préfecture de police de Paris, qu’après « les éventuelles interpellations “GJ” qui [leur] seront attribuées par l’EM [l’état-major], […] [les personnes] devront être systématiquement placées en GAV [garde à vue] ».
Sylvain* (voir notre Boîte noire), 38 ans, OPJ dans l’est parisien, explique : « Nous sommes réquisitionnés comme commissariat de délestage pendant les week-ends afin de traiter les interpellations des gilets jaunes. »
Son service, la brigade de traitement judiciaire en temps réel (BTJTR), est dédié aux affaires de flagrant délit. « Dans le jargon, le ramassage, c’est le tout-venant, précise-t-il. Ensuite, en fonction des faits, nous dispatchons, si besoin dans des services spécialisés, et nous gardons les affaires de flagrant délit. Lorsqu’une personne est arrêtée et ramenée à notre commissariat, nous devons décider de la placer ou pas en garde à vue. »
La garde à vue est en théorie prévue lorsqu’il y a des raisons de penser qu’une personne « a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit ». Elle doit être justifiée par l’un des six motifs prévus par la loi.
Or, depuis le début des manifestations des gilets jaunes, s’insurge l’officier, « les consignes sont les suivantes : placer systématiquement les gilets jaunes arrêtés en garde à vue. Il s’agit souvent d’arrestations préventives. C’est-à-dire qu’en termes de droit, rien n’est respecté. Dans le mail que nous avons reçu, il est écrit noir sur blanc que l’état-major ordonne que la garde à vue doit être systématique. C’est complètement illégal ».
Contactée par Mediapart, la préfecture de police de Paris a refusé de répondre à nos questions concernant ces instructions.
Sylvain* rapporte le cas d’un manifestant venu de province et interpellé à la sortie du train, avec un simple masque en papier blanc, ou d’un autre muni d’une pancarte. « Ils ont été arrêtés pour port d’armes prohibées ! Alors qu’il s’agit d’un masque de bricolage en papier ou d’une pancarte. C’est très inquiétant pour les libertés publiques. L’autre motif d’arrestation fourre-tout est de “participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens”. »
Introduite en 2010, sous Nicolas Sarkozy, pour arrêter de manière préventive les « casseurs », cette infraction est passible d’une peine d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende.
« Lorsqu’on interpelle la personne, elle n’a donc commis aucune infraction, tout est potentiel, “préventif”. Pour moi, c’est, de ce fait, abusif, déplore Sylvain*. Nous sommes devenus une machine à “boîter”, à enfermer en cellule. »
Il a tenu à informer sa hiérarchie qu’il ne placerait pas systématiquement en garde à vue des personnes qui n’avaient pas à l’être. « La réponse qui m’a été faite, à l’oral bien sûr : “Je vous ai donné les instructions. Même s’il n’y a pas d’infraction, vous placez en garde à vue.” Ces instructions viennent de la préfecture de police de Paris et au-dessus, du ministère de l’intérieur. »
La révélation de ces « abus » intervient après la diffusion de la note du 12 janvier de Rémy Heitz, procureur de la République de Paris. Sous l’intitulé « Permanence gilets jaunes », des directives aux procureurs visaient à réprimer le mouvement. Il y était demandé de maintenir en garde à vue des personnes dont le cas avait pourtant fait l’objet d’un classement sans suite, et cela jusqu’au samedi soir, voire au dimanche matin, afin d’empêcher les interpellés de manifester. « Une atteinte très grave à une liberté fondamentale », commentait Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France, dans un article à lire ici.
Les consignes de la préfecture de police de Paris demandant de placer systématiquement en garde à vue relèvent de la même logique et la complètent : on interpelle, on place en garde à vue dans tous les cas et l’on maintient en détention les personnes interpellées, même quand on n’a définitivement rien à leur reprocher.
En choisissant de devenir policier, Sylvain* espérait « rendre justice, un rêve d’enfant », ironise-t-il, sans savoir s’il va désormais continuer dans cette voie. « Je n’ai pas envie d’être utilisé comme un outil par le gouvernement pour servir une politique qui va à l’encontre des libertés fondamentales, en particulier celle de manifester. »
Il n’est pas le seul à avoir refusé d’appliquer ces directives. Faute d’être entendu par ses supérieurs, Thomas*, 34 ans, a dû s’arrêter pour épuisement professionnel, ne supportant plus d’« enfreindre la loi, alors qu[’il est] là pour la faire respecter ».
Selon lui, sur des « sujets sensibles » comme les gilets jaunes, « le judiciaire est devenu la boîte à outils du politique. Si on refuse d’obéir, en tant qu’OPJ, on est le fusible qui saute pour faute lourde. Du coup, on est obligé d’accepter des instructions illégales jusqu’au burn out ou à la dépression ».
Thomas* se souvient des premiers week-ends de manifestation des gilets jaunes. « C’étaient les plus tendus. Les personnes qu’on nous ramenait au commissariat, c’était de pauvres gens, des pères de familles qui, comme 90 % des gilets jaunes, étaient juste à Paris pour manifester. Ils ne connaissaient pas leurs droits et ne pouvaient même pas se rendre compte que leur garde à vue était abusive. À l’issue, la majorité n’ont rien eu. »
Le 8 décembre, par exemple, plus de la moitié des 820 personnes mises en garde à vue ont fait l’objet d’un classement sans suite. Et sur les 264 personnes présentées à un magistrat, 160 ont reçu un simple rappel à la loi, acte qui n’est pas inscrit sur le casier. « Ce jour-là, précise Thomas*, on a dû entasser les gens. Alors que notre commissariat a 16 places en cellules, on y a placé plus de 30 personnes. Et sur ces 30, 25 ont fait l’objet d’un classement sans suite. »
« C’est une entrave aux droits fondamentaux : les arrestations préventives se poursuivent par des gardes à vue abusives. On pourrait dire que les gilets jaunes, c’est un peu la goutte d’eau… », poursuit Thomas*. Depuis un an et demi, les effectifs se réduisent. Sur les 17 OPJ initiaux du service, il n’en reste plus que 6.
« Il y a une désaffection pour ce que l’on fait. On doit répondre sans cesse à une politique du chiffre, d’affichage, qui vient servir les intérêts des commissaires. Ils peuvent éventuellement finir dans le corps préfectoral. Ils ont des primes qui peuvent être majorées à la fin du mois en fonction des résultats. »
Tous les policiers ont une part indemnitaire dans leur salaire. Pour les commissaires, il s’agit de l’IRP, l’indemnité de responsabilité et de performance, qui a une part variable, pouvant être majorée de 20 à 40 %, en fonction notamment de la charge de travail, de la mise en œuvre de projets ou d’objectifs annuels à atteindre.
La politique du chiffre n’a rien de nouveau. Seules ses cibles varient. « Par exemple, on a des “opérations cigarettes”, dans certains quartiers de Paris, pour arrêter les vendeurs à la sauvette. Quel intérêt ? On ne s’en prend pas aux organisateurs du trafic. Autant dire que ça ne sert à rien, si ce n’est à gonfler les statistiques. Le commissaire peut s’enorgueillir d’avoir fait 1 000 GAV dans le mois. »
Pour Thomas*, ces opérations ne contribuent pas à renforcer le maintien de l’ordre public mais l’affaiblissent. Il décrit le jour où « un fou, armé d’un couteau, avait blessé une passante. Nous avions besoin d’envoyer des renforts sur place pour le maîtriser. Or, les effectifs étaient mobilisés pour interpeler des vendeurs à la sauvette. L’état-major du district nous a fait savoir qu’ils n’en bougeraient pas, puisque c’était une priorité. »
Cette utilisation des forces de l’ordre soulève non seulement la question de la sécurité publique mais là encore celle de la légalité des procédures. Les OPJ n’étant pas assez nombreux, « il est devenu régulier, aujourd’hui, que des assistants de police judiciaire [APJ] écrivent des actes à notre place, alors qu’ils n’en ont pas le droit, notamment en matière de garde à vue. Je n’ai plus qu’à signer la procédure, mais, faute de temps, je ne vérifie que la forme et pas le fond. Je deviens un prête-nom, avec les risques que cela représente. Ça s’apparente à un faux en écriture. »
Thomas* précise qu’en cas de prolongement de la garde à vue, si l’APJ « s’est pris la tête avec la personne arrêtée, et s[’il] est mal intentionné, il peut prolonger sous un prétexte fallacieux la garde à vue. De mon côté, je vais signer, dans ce cas, une procédure abusive. »
« Ce qui est le plus dur, confie l’officier, c’est la perte de sens de notre travail. Nous sommes commandés par des incompétents qui ne connaissent pas le métier et gèrent les gens comme des pions. Dans notre service, un collègue est en arrêt pour dépression, ne se retrouvant plus dans les ordres donnés, un autre s’écroule en larmes, chaque matin, en venant au travail. »
Le médecin du travail de la préfecture de police de Paris s’est opposé à ce que deux officiers (sur six) de ce service reprennent leur activité, leur état étant jugé trop fragile.
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Les syndicats Alliance et Unité SGP-FO ont réagi dans des tracts, dénonçant le « burn out » des OPJ. Ils demandent le recrutement d’officiers supplémentaires et la diminution de la capacité d’accueil des gardes à vue. « Des tracts, c’est tout ce qu’ils savent faire, estime Thomas*. Ils n’ont pas compris que ce sont les ordres, la politique en matière de maintien de l’ordre qu’il faut changer pour que l’OPJ puisse retrouver sa mission initiale. Mais le syndicalisme policier, c’est un syndicalisme de jaunes. Ils sont dans un consensus perpétuel avec la hiérarchie, en échange d’avancements de carrières. À mon sens, c’est de la corruption. »
Sylvain* et Thomas*, qui ont préféré parler sous couvert d’anonymat, savent que leurs témoignages déclencheront une enquête en interne pour retrouver ceux qui ont « osé contester la hiérarchie ». Ils rappellent le sort réservé à Alexandre Langlois, secrétaire général du syndicat Vigi, syndicat de police minoritaire, passé en conseil de discipline, le 20 février dernier, pour avoir notamment dénoncé la « dérive autoritaire » du gouvernement lors des manifestations des gilets jaunes.
« Mais, après en avoir parlé avec l’ensemble de nos collègues, explique Sylvain*, nous avons décidé de le faire pour que la vérité soit entendue. Le devoir de réserve a bon dos et permet de couvrir des ordres et des actes illégaux de la police. » Il y a eu des précédents. Afin de protester contre la surcharge de travail, induite notamment par la politique du chiffre, des services d’officiers de police judiciaire ont déjà, il y a un an, cessé leur activité dans deux autres commissariats parisiens. « Mais cela n’a rien changé », regrette Sylvain*.
Source : Médiapart
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