De la guerre froide à la douche froide
La semaine de pourparlers qui s’est déroulée à Genève entre la Russie d’une part et les États-Unis et l’OTAN d’autre part marque très probablement le début d’aboutissement du changement de paradigme géopolitique qui a commencé en 2007 et dont le point d’inflexion s’est situé entre septembre 2013 et avril 2014, pour la raison que c’est la Russie qui en a pris l’initiative. Il reste à le concrétiser.
À propos du changement de paradigme
Je présente généralement le changement de paradigme géopolitique comme une transition de phase qui peut s’illustrer sous la forme d’une courbe sigmoïde telle que Stuart Kauffman l’a modélisée. La courbe est presque horizontale au début bien que des choses se passent sans que cela se voie, puis elle se redresse subitement à l’émergence d’une masse critique, passe par un point d’inflexion, et enfin, elle se stabilise à nouveau pour être proche de l’horizontale. Elle a alors atteint un nouvel état.
J’avais daté le début du processus de transition en 2007, lorsque la Russie et la Chine ont acté le fait qu’il était impossible de dialoguer avec les Américains (et les Occidentaux en général) dans la perspective d’un respect mutuel préalable à l’équilibre et la paix dans le monde. 2007, c’est l’année du début de la crise financière ; la Chine avait proposé de réfléchir à la mise en place d’un nouvel ordre financier (remplacement du dollar en tant que monnaie étalon mondiale par un panier de monnaies et de métaux), proposition rejetée par les États-Unis. 2007, c’est l’année où Vladimir Poutine décida de renvoyer chez eux les observateurs américains qui étaient dans les centres de commandement militaires russes. 2007, c’est l’année du début du rapprochement de la Russie et de la Chine, forcé par la politique hégémonique imbécile des États-Unis, de l’OTAN et de l’UE à leur égard. On note d’ailleurs le renforcement et l’élargissement de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) et de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective).
J’avais daté le point d’inflexion du processus de transition en fin 2013/début 2014. Le 3 septembre 2013, des missiles russes S-300 tirés à partir de navires sillonnant en Mer Méditerranée orientale interceptèrent deux missiles américains tirés sur la Syrie. En démontrant une capacité défensive supérieure à la capacité offensive américaine, les Russes empêchèrent que se reproduise le scénario libyen. Quelques jours plus tard, la Chine annonçait qu’il fallait « dédollariser » l’économie mondiale ; cela ressemblait fort à une coordination entre les actions militaires russes et les positions économiques chinoises. Le 10 avril 2014, le destroyer USS Donald Cook, navigant en Mer Noire, fut survolé par deux SU-24 sans avoir été détectés par le système AEGIS, auto-déclaré le plus performant système antiaérien du monde. En faisant la démonstration de leur supériorité dans le domaine de la guerre électronique, les Russes affirmaient leur supériorité militaire tout court sur les États-Unis. En effet, dans mon livre « L’art de la guerre aérienne », je démontre par un raisonnement logique que la supériorité dans le domaine de l’information, en particulier de la guerre électronique, est le préalable à la supériorité aérienne, elle-même le préalable aux opérations de surface, sur terre ou sur mer.
Normalement, à cette date, les Occidentaux auraient dû analyser la situation de façon lucide, respirer un grand coup, boire frais, et changer de comportement. Il n’en a rien été, au contraire. Pourtant les occasions n’ont pas manqué de se remettre en question. Ainsi, lors d’un symposium sur la guerre électronique, GEOINT 2018, le général Tony Thomas, chef du Commandement des opérations spéciales des États-Unis, s’exprimait devant une audience de spécialistes : « Actuellement, en Syrie, nous nous trouvons, du fait de nos adversaires, dans l’environnement de guerre électronique le plus agressif que l’on puisse trouver dans le monde. Ils nous attaquent chaque jour, interrompant nos communications, désactivant nos EC-130, etc…” […] l’infériorité sévère des forces US dans le domaine de la guerre électronique. […] les capacités de guerre électronique de la Russie ne fonctionnent pas à pleine capacité en Syrie. Si la Russie décidait de le faire, les États-Unis perdraient toutes leurs capacités de communication dans la région… »
L’état actuel des forces et des perceptions
Depuis lors, Vladimir Poutine a dévoilé les nouveaux systèmes russes de missiles hypersoniques et de torpilles hyper-véloces, ainsi que les systèmes de défense antiaériens S-500 et maintenant S-550. Les Chinois et les Russes ont affirmé leur avance dans le domaine des radars quantiques…, tout cela sur fond de supériorité électronique écrasante. Mais rien n’y fait. Les « élites » américaines et leurs petits toutous OTAN et UE continuent à vivre dans un monde imaginaire de grandeur, de supériorité et de condescendance, donnant des leçons au nom des droits de l’Homme et en contradiction avec le droit international, distribuant des sanctions économiques à tour de bras, tentant des révolutions de couleurs aux frontières de la Russie, au Kazakhstan récemment, comme s’ils pouvaient modeler le monde à leur gré, en dépit de l’épilogue pitoyable et honteux de l’aventure afghane.
Les préalables à Genève
Tout à leurs rêves de grandeur passée, les Occidentaux n’ont même pas tiré les leçons de leur dernière tentative de déstabilisation, juste avant les pourparlers de Genève. À l’évidence les Russes avaient tout anticipé, probablement grâce à leurs moyens de guerre électronique. Ils sont intervenus de manière fulgurante après la demande du président Kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, d’activer l’OTSC, ont rapidement sécurisé les points stratégiques pour permettre aux forces kazakhes de « nettoyer » le paysage, et se sont retirés aussi vite qu’ils sont venus. Une fois de plus, comme en Biélorussie, comme en Arménie, la tentative de déstabilisation aux frontières de la Russie s’est retournée rapidement en sa faveur. Tout cela ressemble fort à des prises de judo contre un adversaire légèrement désordonné, voire affecté mentalement.
En parallèle, La Russie et la Chine renforcent leur partenariat militaire (accord du 23 novembre) et diplomatique jusqu’à un niveau qui dépasse de loin la simple coordination. En d’autres termes, toute action diplomatique, russe ou chinoise, serait au préalable avalisée par l’autre partie. Ce qui signifie que l’initiative russe en matière de sécurité, que les Occidentaux présentent comme un ultimatum, serait soutenue explicitement par la Chine, sans qu’il fusse besoin de le préciser.
Le rendez-vous de Genève
La transition de phase a bien eu lieu dans les faits. L’hégémonie rêvée par les USA et leurs toutous OTAN-UE est bel et bien de l’histoire ancienne. Le monde est multipolaire depuis plusieurs années et le centre de gravité de la puissance militaire et économique se situe désormais à l’est. Il reste simplement aux USA-OTAN-UE à l’admettre et à l’inscrire dans le droit international. C’était l’objet de l’initiative russe. Le fait que ce soit Vladimir Poutine qui ait pris l’initiative de cette rencontre, sous la forme d’exigences visant à assurer la sécurité de la Russie (grossièrement : « Cessez de déstabiliser les pays de l’ex-URSS par des révolution de couleur et éloignez vos missiles de nos frontières »), et en avertissant qu’en cas d’échec des négociations il prendrait des mesures, montre simplement qu’il a les moyens de faire revenir ses « partenaires occidentaux » les pieds sur terre. Car Vladimir Poutine est un homme prudent et qui agit dans le cadre du droit international (il est juriste de formation), ce qui lui vaut d’ailleurs d’être considéré comme timoré par l’aile dure de son parti.
Les négociations ont bien évidemment échoué car les « élites » américaines et leurs toutous ne sont toujours pas sortis de leurs rêves. Les USA et l’OTAN doivent répondre par écrit aux exigences de la Russie quant à sa sécurité durant la semaine qui vient. On peut s’attendre à des réponses vagues et sans consistance sur le fond. Il va bien falloir qu’ils se réveillent. Pour cela, rien de tel qu’une bonne douche froide.
Quelle douche froide ?
C’est maintenant toute la question. Vladimir Poutine, homme prudent, a pris l’initiative et a annoncé qu’il agirait. Il a promis une réponse « toute différente » de ce qui avait pu se faire auparavant, expliqué que les ripostes seraient des surprises, des initiatives « inattendues » et très rapides. Il a évoqué des mesures d’ordre technico-militaires, mais il est plus que probable que la réponse ne se limite pas à ce domaine. Il pourrait s’agir d’un ensemble de mesures dans les domaines économique (en lien avec la Chine ?), financier, énergétique, diplomatique et militaire. Et surtout, ces mesures auront des conséquences sensibles sur les pays occidentaux, des conséquences réelles, propres à réveiller les dirigeants occidentaux : une douche froide.
On peut spéculer :
- Dans le domaine diplomatique et militaire, la Russie pourrait, à titre de réciprocité, déployer des navires équipés de missiles hypersoniques à Cuba et au Venezuela, profitant des infrastructures portuaires de ces pays, ou des missiles de portée intermédiaire aux frontières de l’UE. Dans le domaine technico-militaire, elle pourrait mener des opérations de guerre électronique agressives à ses frontières, notamment vers l’Ukraine, de façon à déstabiliser les forces de l’OTAN qui y sont déployées, en particulier les structures de commandement. Pourrait-elle également neutraliser sélectivement certains systèmes de défense occidentaux ?
- Dans le domaine financier, la Russie, et la Chine, pourraient accélérer leur sortie du dollar. En outre, ces deux pays pourraient également annoncer leur sortie du système SWIFT, le système international de transactions interbancaire contrôlé par les USA. La masse critique des échanges entre la Russie et la Chine, et d’autres tels que l’Iran par exemple, est probablement atteinte ; une sortie brutale du système financier contrôlé par les USA serait assez facile à encaisser pour eux relativement aux dégâts produits sur les économies des pays occidentaux.
- Dans le domaine énergétique, la Russie pourrait tout simplement suspendre ses exportations vers l’UE… en plein hiver.
Un pot-pourri de plusieurs mesures aurait certainement l’effet d’une douche froide sur les rêveurs malveillants qui sont à la tête des USA-OTAN-UE.
Ou alors, Vladimir Poutine, en judoka et joueur d’échecs, a-t-il d’autres pièces en main ? L’avenir proche nous le dira.
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