Comment une étude fumeuse sur les trottinettes et l’hydroxychloroquine a pu être publiée dans une revue « scientifique »
Quatre plaisantins ont publié un canular dans l' »Asian Journal of Medicine and Health » pour prouver son manque de sérieux. L’article mensonger a été dépublié mais derrière le fou rire, l’objectif était surtout de dénoncer l’insuffisance du contrôle éditorial au sein de cette revue.
Des trottinettes électriques stationnées à Berlin (Allemagne), le 10 août 2020. (JENS KALAENE / DPA-ZENTRALBILD / AFP)
L’hydroxychloroquine (HCQ) peut-elle prévenir les accidents de trottinettes ? Cette épineuse question a fait l’objet d’un article paru dans la revue Asian Journal of Medicine and Health (AJMH), samedi 15 août, qui présente le résultat de trois études censées démontrer l’efficacité de la molécule pour réduire le nombre de morts imputables à ce mode de transport.
Les deux premières ont été menées « depuis la chaise de bureau (Ikea) des auteurs » et se penchent sur le nombre d’accidents de trottinettes en France en relation avec la consommation d’une combinaison HCQ et azithromycine. Dans la troisième étude, menée sur « un parking abandonné de Montcuq » (Lot), les auteurs affirment avoir demandé à des participants de se lancer à grande vitesse sur une pente en direction d’un mur de briques. Les conclusions sont sans appel : « La combinaison HCQ et azithromycine devrait être utilisée pour prévenir les accidents de trottinettes dans le monde« , voire « tous les problèmes du monde« .
Dans ce texte digne des Monty Python, émaillé d’irrévérences, les auteurs s’en donnent à cœur joie. Groupe témoin traité à l’homéopathie, signature d’un certain professeur F. Hantome – « de l’université du Melon » –, critique d’un supposé lobby « Big Trottinette » (en référence à « Big Pharma ») financé par l’enseigne Decathlon… Les quatre auteurs remercient également Didier Raoult – « sans qui rien ne serait possible » – puisque le thème du canular s’inspire d’ailleurs des propos du microbiologiste en février dernier (« moins de morts que par accident de trottinette »).
Nous avons reçu le président de la République pour discuter des résultats et il était ravi.Les auteurs du canulardans l' »Asian Journal of Medicine and Health »
L’article estime que les effets de l’hydroxychloroquine « doivent être éclaircis » mais qu’il y a urgence à la « prescrire largement » pour éviter des morts à trottinette. Le texte égratigne au passage quelques travers actuels comme le « cherry-picking », cette tendance à prendre en compte uniquement les publications ou les données qui confortent une idée préconçue. « L’étude 2 a été exclue de l’analyse et de cet article, car elle n’aboutissait pas à des résultats intéressants (i.e. les résultats que nous attendions) », écrivent ainsi les auteurs. Difficile de croire qu’un tel canular ait pu passer entre les mailles du filet. Et pourtant… Voici le genre de passages présents dans l’article.
Pouvons-nous publier quelque chose dès maintenant ? Je pense que la question, elle est vite répondue, et de toute façon, la relecture par les pairs n’a jamais été une méthode scientifique.Les auteurs du canulardans l' »Asian Journal of Medicine and Health »
La plaisanterie a été partagée de très nombreuses fois sur les réseaux sociaux, suscitant l’hilarité générale. Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, l’article a été dépublié une trentaine d’heures après publication, dimanche, en raison « de signalements [relatifs à une] fraude scientifique ». Le texte reste toutefois disponible à cette adresse et une traduction est disponible en français ici.
Dans un précédent article, franceinfo s’était déjà penché sur l’Asian Journal of Medicine and Health, placé dans le giron de Sciencedomain International, une société basée au Bengale-Occidental (Inde). Cette obscure revue avait mis en ligne une étude controversée sur le bénéfice supposé de l’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19. Le texte était signé notamment par l’endocrinologue Violaine Guérin et la députée Martine Wonner, membres du collectif « Laissons les médecins prescrire », dont les auteurs du canular se moquent en inventant leur propre collectif : « Laissons les vendeurs de trottinettes prescrire ».
Cette étude observationnelle avait essuyé de nombreuses critiques méthodologiques, au point de relancer le débat sur les revues dites « prédatrices », qui offrent peu ou pas de contrôle sur la qualité des articles. Le phénomène est bien connu des chercheurs, qui reçoivent chaque jour des spams les invitant à rédiger des articles pour de nébuleuses revues au nom ronflant. Celles-ci fonctionnent sur le modèle économique du chercheur-payeur, puisque les auteurs doivent verser des « frais de traitement des articles » (APC, « article processing charges ») pour être publiés – 85 dollars dans cet exemple.
Mais ces revues n’ont que faire de la qualité des contributions. En réalité, elles se contentent de reprendre le fonctionnement de revues très sérieuses qui ont fait le choix du libre accès (« golden open access »), afin d’éviter aux lecteurs de coûteux abonnements. Ces revues dites « prédatrices » encaissent donc les APC sans offrir le contrôle éditorial attendu dans un contexte académique.
Dans le cas de l’article sur les trottinettes, l’avis de relecture par les pairs (peer-review), qui liste les corrections, n’avait pas été mis en ligne dans un premier temps – une mauvaise habitude de l’AJMH déjà soulignée début août – mais franceinfo a tout de même pu consulter le document.
Ironie du sort, il y a bien eu relecture. Et les deux réviseurs anonymes ont d’ailleurs multiplié les critiques sur la forme, sans jamais réellement interroger le non-sens absolu de la méthode et du projet. « Ils partent directement sur une révision mineure, sur des détails, et pas sur une révision majeure, c’est-à-dire sur le principe même de l’étude », explique Michaël Rochoy, l’un des auteurs du canular, à franceinfo. Les corrections elles-mêmes sont négligées. Quand l’éditeur lui demande de modifier le copier-coller d’une infographie du Parisien, le médecin se contente par exemple d’appliquer un filtre rouge sur la figure. Validé.
Comme le souligne Elisabeth Bik, spécialiste d’intégrité scientifique, l’un des deux éditeurs a réclamé le rejet du manuscrit avant d’être remplacé par un autre, qui n’a formulé aucune objection particulière. « De tels articles révèlent un côté sombre de l’édition scientifique », conclut-elle dans un post de blog (en anglais).
Selon Michaël Rochoy, ancien chef de clinique et lui-même auteur d’articles par le passé, ce canular aurait « dû être immédiatement rejeté et valoir aux auteurs d’être blacklistés ». Mais les revues prédatrices n’ont pas ces scrupules, d’autant qu’elles encaissent les frais de traitement uniquement lors de la publication. Cela peut expliquer le succès du canular imaginé par nos pseudo-experts ès trottinettes, également composé du doctorant en biochimie Mathieu Rebeaud, du médecin Valentin Ruggieri et du philosophe Florian Cova.
Ce petit groupe informel, né sur les réseaux sociaux, semble donc avoir démontré par l’absurde le manque de sérieux évident de l’Asian Journal of Medicine and Health.
Nous n’étions pas certains que ce soit une revue prédatrice. L’objectif était donc de la tester. Avec cette publication, on tacle l’étude déjà parue mi-juillet sur l’hydroxychloroquine et on se marre en même temps.Michaël Rochoy, médecin et coauteur du canularà franceinfo
Cet exemple montre que le journal semble a minima disposer d’une politique de rétractation, du moins quand il fait les frais d’un article. Contacté par nos soins, début août, l’AJMH avait pourtant assuré combattre le phénomène des « revues prédatrices » malgré « des moyens limités ». La députée Martine Wonner, coautrice d’un article dans cette revue, affirmait à franceinfo « avoir autant confiance dans cette revue que dans le Lancet« , prestigieuse revue dupée au mois de mai par une étude faussée sur l’hydroxychloroquine, avant une rétractation. Contacté à nouveau après le canular, l’AJMH n’a pas encore répondu à franceinfo.
Ce n’est pas la première fois que de tels canulars cherchent à prouver le caractère douteux d’une revue. En 2018, un article consacré aux « parasites intergalactiques et leur transmissibilité dans une simulation zygirionienne » avait paru (en anglais) dans la revue ARC Journal of Pharmaceutical Sciences, malgré ses références évidentes à la série américaine de science-fiction Rick & Morty. La morale de cette histoire revient à un célèbre philosophe cité dans l’étude sur les trottinettes : « Comme le grand scientifique Jean-Claude Dusse l’a dit : ‘On sait jamais, sur un malentendu, ça peut marcher. »
Source : France TV Info
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