C’est la guerre, malheur à celui qui se pose des questions !
« Union nationale ». Ça sonnerait presque comme une injonction. Malheur à qui viendrait rompre cette belle union. C’est vrai, on est en guerre, il ne faudrait pas commencer à poser des questions ou détourner l’effort des combattants. Contentez-vous d’applaudir les soignants, et, quand on vous le demande, de revenir travailler. D’ailleurs, effort de guerre oblige, on en profitera pour vous rogner quelques droits et quelques libertés. Mais on est en guerre, n’est-ce pas…
La posture du chef de guerre, hélas, a des ratés. L’air martial et le ton grave, la mobilisation générale, demandent un minimum de crédibilité. Et ce qui semble s’imposer dans une part de l’opinion, c’est que le Président fait ce qu’il peut (pour ceux qui lui accordent au moins ce crédit), mais qu’il ne peut pas grand-chose.
L’état d’esprit des Français
Qui se promène sur les réseaux sociaux (seul lieu de « promenade » autorisé en ce moment) y voit, non pas un condensé mais un concentré de l’état d’esprit des Français. Des états d’âmes et des opinions amplifiés, exacerbés, poussés à l’extrême. Bien sûr, il y a les élans de solidarité. Tous ces gens, de quelque milieu que ce soit, qui se mobilisent, parfois en toute discrétion, pour agir, pour faire leur part. Et puis il y a le reste. Le débat, tout à fait justifié, mais aussi les assauts de haines, de jalousie, de soupçon. Les mots-dièse accusateurs, les délires complotistes, les obsessions revanchardes. Les fractures béantes qui se manifestaient depuis des mois ne disparaissent pas. Une crise comme celle que nous vivons est au contraire une centrifugeuse. Et c’est la Nation qui se disloque un peu plus.
Emmanuel Macron est en train de comprendre ce à quoi est réduit un président français. Appuyer sur des boutons, seul dans le cockpit, et constater que rien ne se passe.
La grandiloquence présidentielle n’y fera rien. Elle agit plutôt comme un révélateur de l’impuissance. Personne n’ira soupçonner le Président de ne pas faire tout ce qu’il peut pour limiter les effets de cette pandémie. Il faudra bien évidemment discuter les choix, enquêter sur les procédures, une fois l’urgence passée, mais la volonté, elle, est indéniable. Le problème est autre. Emmanuel Macron est en train de comprendre ce à quoi est réduit un président français. Appuyer sur des boutons, seul dans le cockpit, et constater que rien ne se passe.
« – Faites livrer des masques, des tests, qu’on sache tout de suite qui est malade.
– Monsieur le Président, on n’en a même pas assez pour les soignants.
– Mais il faut en fabriquer ! Faites tourner les usines.
– Mais Monsieur le Président, il n’y a plus d’usine en France depuis longtemps. Souvenez-vous, on trouvait ça génial, une société de services. L’industrie, les usines, c’était ringard. Il fallait que tout le monde devienne autoentrepreneur…
– Alors on fait quoi?
– On fait une intervention télé, vous leur dites que les masques, ça sert à rien, mais qu’on est en guerre et qu’on va gagner. »
Il est des éléments que nul ne pouvait prévoir. La Chine a sous-estimé l’épidémie dans une proportion effarante. Les 45.000 urnes funéraires remises à des familles chinoises de Wuhan, alors que le chiffre officiel des morts chinois est de 3.298, laissent imaginer l’ampleur du mensonge. Et des médecins, supposés spécialistes, ont expliqué durant tout le mois de février que les médias en faisaient trop avec cette épidémie. L’humilité est donc de mise, et les « ils savaient et n’ont rien fait » sont stupides.
gouverner, c’est prévoir
En revanche, il est un principe face à l’incertitude : gouverner, c’est prévoir. Et prévoir même l’imprévisible. C’est-à-dire préparer les instruments pour lutter contre une menace qu’on n’identifie pas encore. « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». Et ce qui scandalise nombre de citoyens est l’impression que nous abordons cette supposée guerre totalement désarmés. Pas de respirateurs, pas de masques, pas de réactifs pour les tests. Et la seule usine de production de bouteilles d’oxygène fermée en 2019. La fatalité ? C’est ce qu’essaient de nous faire croire certains commentateurs. Alors que tout cela résulte des politiques mises en œuvres depuis vingt ou trente ans, avec l’assentiment de tout un système politico-médiatique. Emmanuel Macron ne fait qu’hériter d’une situation dont il est loin d’être le principal responsable – mais responsable tout de même, puisqu’il n’a eu de cesse de sanctifier et perpétuer ce système, d’abord en tant que conseiller puis ministre de l’Economie de François Hollande, ensuite comme candidat et président.
La « projection des fantasmes », c’est l’argument ultime
Seulement voilà, depuis vingt ans, on explique au peuple français que ceux qui alertent sur la folie de la désindustrialisation, ceux qui parlent de filières stratégiques à protéger, sont d’affreux nationalistes, des nostalgiques ringards à l’idéologie nauséabonde, des suppôts de l’extrême droite. Et visiblement, certains ont comme des aigreurs à reconnaître qu’ils se sont plantés. Alors, il faut à tout prix démontrer que ça n’a rien à voir. Sur France Inter, le 20 mars, on entendait Léa Salamé regretter que « chacun projette ses fantasmes sur cette crise. Les souverainistes, les décroissants, les anti-mondialistes… » Dans Libération, Laurent Joffrin tient à peu près le même genre de discours, quitte à caricaturer la pensée de Marcel Gauchet.
La « projection des fantasmes », c’est l’argument ultime. Le même qu’on avait vu apparaître avec la crise des gilets jaunes. Vous pensez que les gilets jaunes sont le résultat de trente ans d’abandon des territoires, de recul des services publics, de destruction du tissu de PME dans les villes moyennes ? Voyons, vous projetez vos fantasmes ! D’ailleurs, il n’y a rien à comprendre de cette crise, et surtout pas que les défenseurs du système actuel se sont vautrés dans les grandes largeurs.
« reprendre le contrôle »
Aujourd’hui, même chose. Puisqu’on vous dit qu’on n’aurait pas pu faire mieux ! Et puis, ce n’est pas le moment, on parlera de ça plus tard, pour l’instant, il faut être solidaires et lutter tous ensemble. Et plus tard, quand ce sera fini, on vous dira qu’il n’est plus temps de revenir sur cette crise, qu’elle est derrière nous, qu’il ne faut pas vivre en permanence tourné vers le passé. Ceux qui ont alerté, ceux qui alerteront, sont d’insupportables idéologues. Quand on appartient au cercle de la raison, aux gens propres sur eux qui pensent comme il faut, on s’interdit d’analyser… enfin, surtout quand une analyse honnête obligerait à remettre en cause les dogmes dudit cercle.
Les défenseurs de la souveraineté, donc de la capacité à ne pas dépendre d’autre pays pour la production de biens essentiels, sont depuis longtemps qualifiés de « souverainistes », ce qui, en langage médiatique, signifie « d’extrême droite », accusés de vouloir fermer les frontières, assimilés aux identitaires de tous poils. Et bien sûr, quand Emmanuel Macron constate qu’on « a abandonné trop de choses au marché » et qu’il est temps de « reprendre le contrôle », ça n’a rien à voir. Lui, il n’est pas souverainiste, il dresse un constat raisonnable. Et comme il prônait l’inverse il y a quelques semaines encore, il n’est pas soupçonnable d’être dans le mauvais camp…
Temps de guerre ?
D’ailleurs, fort de cette idée que l’idéologue, c’est toujours l’autre, on peut, dans un journal raisonnable, titrer un article, en dehors de toute idéologie : « Les droites accros à la chloroquine ». Les droites, dont l’extrême droite, mais aussi les mélenchonistes, ce qui prouve bien, n’est-ce pas… Mais en dehors de toute idéologie, bien sûr…
On peut ne pas goûter les capacités d’autopromotion du professeur Raoult et pour autant se demander si l’allergie légitime du milieu médical aux figures médiatiques ne serait pas, cette fois, un frein dommageable
Entendons-nous bien. Il est actuellement impossible pour un non-spécialiste d’avoir un avis éclairé sur l’efficacité ou non de la chloroquine. Les discours scientifiques sont éminemment contradictoires et devraient inciter chacun à cultiver l’art de la nuance. En revanche, il est possible de s’interroger sur la façon dont les différents pays s’organisent pour avancer dans les recherches, sur les délais administratifs. Il est permis de se demander si, dans une crise d’une telle ampleur, il ne faut pas prendre davantage de risques qu’en temps normal. On peut ne pas goûter les capacités d’autopromotion du professeur Raoult et pour autant se demander si l’allergie légitime du milieu médical aux figures médiatiques ne serait pas, cette fois, un frein dommageable. De même, on peut avoir conscience de ses limites en matière de recherche biologique et comprendre que la pesanteur administrative explique, bien mieux que la prudence scientifique, le temps qu’il faut à la France pour mettre en route la production de tests efficaces. Quatre laboratoires vétérinaires départementaux se sont ainsi vu refuser l’offre qu’ils faisaient de produire plus de mille tests par jour, au motif qu’on ne mélange pas la santé animale et la santé humaine. Étrange façon de mener une guerre…
Le virus le plus fréquent en France
Pointer tout cela relève-t-il du complotisme ou de la déviance idéologique ? A chaque crise, les esprits éclairés nous expliquent que les Cassandre, qui avaient alerté dans l’indifférence générale, sont un peu responsables du malheur qui survient. Qu’ils se taisent, les oiseaux de mauvaise augure, et que la fête reprenne de plus belle ! Le virus le plus fréquent en France, celui qui consiste à renvoyer à l’extrême droite quiconque a le mauvais goût de ne pas applaudir à ce système dont les incuries apparaissent de plus en plus au grand jour, n’a pas encore trouvé de vaccin.
Source : Marianne
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