Censure ? Qui défendra vraiment la liberté d’expression contre les menaces qui montent ?

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Jean-Michel Blanquer a dénoncé un « nouveau maccarthysme » à la suite de l’annulation d’une conférence à Bordeaux de la philosophe Sylviane Agacinski après des menaces. Ce phénomène de censure ou d’auto-censure est-il répandu au sein de l’Université française ?

Atlantico.fr : Alors qu’une conférence-débat à Bordeaux avec la philosophe anti GPA/PMA Sylviane Agacinski a été annulée suite aux menaces de plusieurs associations étudiantes, le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer a dénoncé un « nouveau maccarthysme » et une atteinte à la liberté d’expression.

Quelle est l’ampleur de ce phénomène de censure ou d’auto-censure au sein de l’Université française ?

Vincent Tournier : Si on est optimiste, on peut se rassurer en se disant que le problème reste circonscrit à quelques universités, surtout du côté des sciences sociales,où il existe des noyaux durs d’étudiants radicaux qui veulent faire régner leur loi. Si on est plus pessimiste, on peut observer que ce type de comportements a tendance à se répéter. Les étudiants radicalisés sont peut-être une minorité, mais ils surfent sur une majorité silencieuse qui est au mieux indifférente, au pire acquise à l’idée que certaines opinions ne sont tout simplement plus acceptables et doivent être éradiquées. Pour certains étudiants, la censure est vue comme une démarche hautement civique, voire comme une mesure de salubrité publique. Il est à craindre que cette évolution corresponde à une dynamique de fond qui traverse une partie de la jeunesse européenne. Si on se base sur ce qui se passe en Amérique du nord, où les phénomènes ont généralement une dizaine d’années d’avance sur l’Europe, il y a de quoi être inquiet. Là-bas, une véritable guerre de tranchée a commencé. Les étudiants sont persuadés qu’ils luttent contre les forces du mal, et seuls quelques universitaires ont le courage de s’indigner des pressions morales ou même physiques qu’ils subissent. Sans réaction énergique du monde enseignant et des pouvoirs publics, la situation risque donc de se dégrader encore.

Est-il cohérent de parler de maccarthysme ?

Le maccarthysme est devenu un mot-valise un peu galvaudé qui sert à désigner toute volonté de censure. Or, ce qui se passe aujourd’hui est très différent, c’est même tout l’inverse. Le maccarthysme désigne en effet la réaction des pouvoirs publics pour lutter contre l’infiltration communiste : il s’agissait alors de prendre des mesures énergiques, y compris l’exclusion de l’administration, pour lutter contre une menace de nature totalitaire.La situation actuelle est très différente : les velléités de censure et de contrôle émanent non pas des pouvoirs publics mais de la société elle-même, en l’occurrence du monde étudiant.Et il s’agit non pas de lutter contre un mouvement totalitaire, mais au contraire d’instaurer une forme de totalitarisme de la pensée. La comparaison avec la Guerre froide n’est donc pas appropriée, sauf sur un point : si on observe effectivement des relents de Guerre froide, c’est parce que des étudiants font la chasse à des universitaires qu’ils jugent déviants, comme jadis les universitaires libéraux ou anti-communistes étaient dénoncés. Dans cette affaire, le plus décourageant est que les étudiants, qui sont censés avoir un minimum de culture historique, n’ont tiré aucune leçon de cette période. Ils continuent à reproduire les mêmes travers que leurs aînés, aveuglés qu’ils sont par la certitude d’être dans le camp du bien.

Quels courants idéologiques sont à l’origine de cette dérive ?

A la base de tout, il y a un regard très sombre porté sur la société française : c’est l’idée que la France est un pays profondément mauvais, peuplé de gens racistes, sexistes, hostiles aux différences. Même si les évolutions de ces dernières décennies montrent tout le contraire, cette vision pessimiste n’a cessé de se renforcer. Par exemple, la France a beau faire partie des pays où la cause des femmes est parmi les plus favorables au monde, il se trouve quand même des gens pour penser que les inégalités hommes/femmes sont toujours aussi épouvantables. Cette autocritique vient de loin, sans doute de notre récit national lui-même, fondé sur un idéal révolutionnaire qui appelle en permanence de nouveaux dépassements. C’est une sorte de syndrome révolutionnaire : chaque génération aspire à faire sa révolution pour sauver l’humanité ou le monde. On peut également y voir aussi une certaine frustration, avec le regret de ne pas avoir participé aux grands événements qui ont fait l’histoire, ainsi qu’un indéboulonnable sentiment de supériorité à l’égard des ancêtres, fondé sur la conviction que l’on doit pouvoir faire mieux qu’eux.

Du coup, toute trace de résistance devient suspecte. Une blague sur les femmes ou les étrangers peut coûter très cher. Cette traque peut aller très loin car le curseur se déplace sans cesse. A l’aune de ces nouvelles exigences purificatrices, ceux qui ont jadis incarné la lutte contre le sexisme ou le racisme finissent par être identifiés comme d’horribles réactionnaires. Voltaire et Jules Ferry ne sont pas loin de susciter l’effroi, au même titre qu’authentiques féministes comme Elisabeth Badinter ou Sylviane Agacinscki. Même quelqu’un comme Jean-Paul Goude, qui incarnait le progressisme anti-raciste dans les années 1980, se retrouve dans le collimateur et se voit accusé, à travers ses créations qui entendent mêler les cultures, de faire de « l’appropriation culturelle », ce qui est désormais perçu comme le summum du racisme. Ce genre d’évolution est typique des mouvements révolutionnaires : les nouveaux convertis trouvent toujours que leurs prédécesseurs ont été trop mous. La révolution mange ses propres enfants, disait Georg Büchner.

Au-delà des déclarations, l’Etat lutte-t-il concrètement contre ce phénomène ? Quelles stratégies appliquer ?

Pour l’instant, l’Etat est aux abonnés absents. Ce n’est pas son problème. Jean-Michel Blanquer s’est offusqué de l’annulation de la conférence de Sylviane Agacinski, ce qui est la moindre des choses, mais il n’a pas dit ce qu’il comptait faire pour empêcher que ce genre d’opération ne se renouvelle.

Non seulement l’Etat ne fait rien, mais il a même tendance à cautionner indirectement ces censeurs aux petits pieds en présentant ses réformes comme l’incarnation du progrès. Dès lors, les opposants à la PMA ne peuvent être que des réactionnaires, ce qui justifie de les empêcher de s’exprimer. Sans s’en rendre compte, les étudiants se font ainsi le relais de l’idéologie du pouvoir, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes de la part de groupes qui se targuent d’être contestataires.

Est-il possible de faire quelque chose ? Sans doute, mais il faudrait que les universitaires engagent une réflexion de fond sur la manière de préserver le pluralisme politique sur les campus. Le veulent-ils ? Leur silence sur l’affaire Agacinski ou sur d’autres est significatif. La Conférence des présidents d’universités (CPU), si prompte à défendre les libertés individuelles quand il s’agit du port du voile, n’a pas daigné émettre un communiqué pour dénoncer cet acte de censure.

Il faut dire aussi que les universitaires n’ont pas envie de solliciter l’aide de Etat, surtout depuis qu’ils ont gagné en autonomie avec les réformes de ces dernières années. Leur souci est plutôt de montrer qu’ils sont assez grands pour se gérer tout seuls. Mais en sont-ils capables ?

Le problème est que les universitaires ne sont pas très courageux. Ils vivent dans un confort intellectuel et social qui les tient à l’abri des tourments du monde. Quel serait leur intérêt de prendre des risques, de se voir conspués par leurs étudiants,d’être méprisés par leurs collègues ? Ils n’ont rien à gagner à passer pour d’affreux réacs. Il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle facilité ils acceptent l’écriture inclusive, ce qui peut être vu comme une forme d’allégeance. Le conformisme est l’option la moins coûteuse. Les universitaires se soumettent aux idéologies contemporaines comme ils se sont jadis soumis au marxisme. Il ne faut donc pas trop compter sur eux pour entrer en résistance, comme le dit implicitement Michel Houellebecq dans son roman Soumission.

Bref, il est fort probable que, dans les années qui viennent, les actes de censure deviennent chroniques, à moins que l’autocensure ne prenne les devants, comme c’est déjà le cas dans les grands médias. Il faut espérer que les tribunaux, s’ils doivent un jour trancher des litiges de ce type,fassent de la liberté d’expression des universitaires un principe absolu. On peut d’ailleurs se demander s’il ne faudrait pas, par précaution, inscrire ce principe noir sur blanc dans la Constitution.

Source : Atlantico

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