Asseoir la pensée unique, imposer la tyrannie de la moyenne… les 5 outils du centrisme autoritaire
1. Pour contraindre les nations : définir des critères intangibles
Déjà au XIXe siècle, un certain Auguste Comte rêvait de transformer la politique en une « physique sociale ». De bons experts, quelques batteries de chiffres, une vraie discipline, et le pouvoir peut alors s’exercer en pilotage automatique. Plus rien à faire, juste à regarder les voyants sur le tableau de bord social. Aujourd’hui, les fantasmes scientistes de ce polytechnicien français deviennent presque réalité. Surtout dans l’Union européenne, où les Etats membres doivent se conformer à un inextricable lacis de procédures. Certes, chacune des nations doit les accepter, mais, une fois le contrat signé, difficile de faire machine arrière. Evidemment, tout le monde ou presque connaît les fameux critères de Maastricht sur les plafonds respectifs de la dette et du déficit public, surveillés par les cerbères de la Commission européenne. Mais, depuis 2012, les exaltés du normatif bruxellois peuvent demander des corrections aux Etats membres si leurs prévisions budgétaires laissent à désirer. L’autoritarisme dans cette histoire de cases à cocher et de limites à ne pas dépasser ? Si les Etats ne rentrent pas dans le rang, ils peuvent se voir infliger une sanction. Et pas seulement symbolique, l’« amende » peut aller jusqu’à 0,2 % de son PIB, soit, pour un pays comme la France, tourner autour de 4,5 milliards d’euros. Pour l’heure, aucune peine n’a été prononcée à l’encontre d’un pays récalcitrant. Magie de la contrainte par la norme : pas besoin de tirer un seul coup de feu.
2. Pour asseoir la pensée unique : fermer l’université aux « hétérodoxes »
Pour les élites néolibérales, il ne peut y avoir de débat sur leur domaine de prédilection : l’économie. Toute pensée contraire est à bannir. On a pu le constater en 2016 avec la publication d’un ouvrage d’une rare violence titré le Négationnisme économique et comment s’en débarrasser, des économistes du courant dominant Pierre Cahuc et André Zylberberg. Ils y accusent les Economistes atterrés, considérés comme hétérodoxes, c’est-à-dire contre la régulation par le tout-puissant marché, d’être de « faux savants » devant être exclus de la communauté des économistes. Pour Cahuc et Zylberberg, ce courant d’économistes, dont les plus connus sont André Orléan, Benjamin Coriat ou Christophe Ramaux, sont les tenants d’une approche désuète de l’économie qui considère les comportements humains comme arbitraires et non rationnels.
C’est là un vieux débat académique avec d’un côté les tenants d’une économie comme « science dure » et, de l’autre, ceux tournés vers l’économie en tant que « science humaine ». Mais pas un débat à fleurets mouchetés, non, un match avec coups en dessous de la ceinture administrés par le courant dominant, décidé à ne laisser aucune place aux autres. En 2015, les hétérodoxes avaient réussi à convaincre le gouvernement de créer une deuxième section d’économie à l’Université faisant une large place aux sciences sociales et politiques, moins acquises à la pensée économique libérale. Mais l’initiative a été tuée dans l’œuf par le Nobel d’économie Jean Tirole qui, via un courrier, a convaincu la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, Geneviève Fioraso, d’enterrer le projet. Dans « Université », il y a bien la notion d’« universel », non ?
3. Pour diriger les foules : convertir au « nudge »
Comment orienter les comportements sans passer par des techniques « coercitives », sans lois, sans décrets, sans taxes ? Réponse : le nudge – traduction de « coup de pouce » en anglais. Un concept de sciences cognitives popularisé par le Nobel d’économie 2017 Richard Thaler et qui consiste en une « incitation douce » pour inspirer la « bonne décision » des personnes. Cela peut prendre plusieurs formes : une fausse mouche dessinée au fond d’un urinoir pour que les hommes visent plus juste ; un courrier envoyé aux ménages qui consomment trop d’électricité les informant que leurs voisins sont plus économes, afin de les inciter insidieusement à réduire leurs consommations ; ou une case cochée « par défaut » dans un document donnant accord pour don d’organe, afin d’en maximiser le nombre.
Ce concept d’incitation douce sous les auspices du marché libre célébré par les néolibéraux fait un tabac dans plusieurs secteurs. Mais gare à l’emballement ! Mis entre de mauvaises mains, le nudge peut s’avérer dangereux et devenir un véritable outil de manipulation des masses. Dernier exemple en date : un arrêté d’août 2019 qui, à la demande des assureurs et des banques, oriente « par défaut » les nouveaux plans d’épargne retraite individuelle vers des produits financiers plus risqués. Alors même que les épargnants français n’en ont jamais exprimé la demande !
4. Pour éviter de sortir des clous : imposer la tyrannie de la moyenne
Dans les années 1990, personne ne devait sortir du « cercle de la raison ». Le haut clergé médiatique, économique et administratif y veillait. Et puis, à la faveur de la crise économique de 2007-2008, leur attention s’est assoupie et quelques irréductibles se promènent effrontément à l’extérieur du cercle, dans les contrées irraisonnables. Eh bien, il existe un truc pour les ramener au bercail de la pondération, plus exactement une formule mathématique vieille comme le monde : la moyenne. Un brin snobs, les consultants parlent plutôt de « benchmarking ». Appliqué en matière économique, éducative, sociale ou encore managériale, le principe consiste tout simplement à déterminer une moyenne générale liée aux pratiques des uns et des autres et à inciter les éléments situés aux « extrêmes » à se rapprocher de la norme. Là encore, pas besoin de crier trop fort, il suffit de publier des tableaux, de souligner en gras le nom des rebelles, d’édicter des best pratices – ou « bonnes pratiques » à suivre – pour arriver à ses fins. Exemple le plus évident : les retraites. Le gouvernement d’Edouard Philippe ne veut pas consacrer au paiement des pensions plus de 14 % du PIB. Pourquoi pas 15 % ? Une règle d’or tombée, non de nulle part, mais de la moyenne des autres pays européens. Les 10 principaux membres de la zone euro affiche en effet un standard de 12,2 %. Dans le même ordre d’idée, avec 36,4 h de labeur hebdomadaire au compteur, les Français ne travailleraient pas assez par rapport au reste de l’Union européenne, où les salariés restent 40,3 h/semaine à la besogne. Réflexe d’un bon consultant en benchmarking : les Français doivent bosser 54 min de plus par semaine pour… la beauté statistique.
5. Pour faire passer la pilule antisociale : invoquer l’impératif écologique
« Pour mettre en place la transition et prendre en compte l’économie décarbonée, il faut envoyer un signal prix. » Face aux députés, à la tribune de l’Assemblée nationale, Edouard Philippe ne le sait pas encore, mais cette petite phrase censée justifier l’augmentation de 25 cts par litre du diesel au titre de la taxe carbone va déclencher la révolte des « gilets jaunes ». Les travailleurs de zones périurbaines qui ne disposent pas d’autres possibilités de transport perçoivent mal le signal, mais sentent bien le coup de bambou sur leur pouvoir d’achat. Honte à eux ? Que pèsent leurs fins de mois face aux menaces de fin de monde ? Comme la « contrainte extérieure » dans les années 1970-1980 pour justifier la modération salariale, la contrainte climatique permet de tout faire passer. En une seule phrase : « Mettre en place la transition énergétique. » Dans son petit essai Insoutenables inégalités, Lucas Chancel, de l’Ecole d’économie de Paris, soulignait cet étonnant paradigme en vogue chez les « sérieux » de gauche et de droite qui consiste à faire supporter aux plus fragiles économiquement, tant entre les nations qu’au sein même des nations, le coût de la transition écologique. Comme si l’argument d’autorité recouvert d’une fine couche de culpabilisation devenait la nouvelle martingale pour… faire payer les pauvres.
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