« Afghanistan Papers » : ces documents qui montrent l’incroyable incompétence puis les mensonges répétés des administrations Bush et Obama
En 2017, 46 ans après sa sortie, le scoop du Washington Post sur les Pentagon Papers, cette série d’articles dévoilant l’implication politique et militaire des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam avait été immortalisé au cinéma par Steven Spielberg. Ce lundi, les révélations du même journal, cette fois pour la guerre en Afghanistan, pourrait peut-être à l’avenir connaître une destinée similaire. Faisant la lumière sur les coulisses de la guerre lancée en 2001 par George W.Bush après le 11 septembre, elles en ont en tout cas le même retentissement.
Avec les Afghanistan Papers, le Washington Post a publié ce 9 décembre des extraits de plus de 2.000 pages d’entretiens de personnes ayant joué un rôle direct dans le conflit, interrogées par le Bureau de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (Sigar). D’après ces documents, des hauts responsables américains des administrations Bush, Obama et Trump sont accusés de ne pas avoir dit la vérité sur la guerre. Et mettent en valeur comment ces trois présidents et leurs commandements militaires n’ont pu tenir leur promesses de gagner le conflit le plus long et le plus dispendieux de toute l’histoire du pays.
Trois ans de bataille juridique
Créée en 2008 par le Congrès afin d’enquêter sur les fraudes et dysfonctionnement de cette zone, le Sigar a un objectif depuis 2014 : identifier les échecs politiques et militaires dans ce conflit. A cet effet, plus de 600 diplomates, généraux, travailleurs humanitaires et une vingtaine de responsables afghans ont été interviewés. Grâce au Freedom of Information Act, qui contraint les agences fédérales à envoyer leurs documents à quiconque en fait la demande, et après trois ans de bataille juridique, le Washington Post est parvenu à dévoiler son contenu au public. Le quotidien américain publie également des extraits de centaines de pages de notes de service des équipes de l’ancien secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld.
Il y a d’abord ce général 3 étoiles, Douglas Lute, que le Washington Post décrit comme le « tsar de la guerre en Afghanistan de la Maison Blanche » sous Bush et Obama. Conseiller adjoint à la sécurité nationale sous le premier de 2007 à 2010, il a été nommé représentant permanent des Etats-Unis auprès de l’OTAN par Barack Obama de 2013 à 2017. Interrogé par en 2015 par le Sigar, Lute se montrait déjà très pessimiste sur l’état du conflit dans lequel était engagé le pays depuis 14 ans : « Nous étions dépourvus d’une compréhension fondamentale de l’Afghanistan – nous ne savions pas ce que nous faisions », se désespérait le général, avant de poursuivre : « Qu’essayons-nous de faire ici ? Nous nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions. »
Des « pannes bureaucratiques »
« Si le peuple américain connaissait l’ampleur de ce dysfonctionnement… 2.400 vies perdues », se désespérait Lute. Pour le superviseur de la guerre en Aghfganistan, ces morts s’expliquent avant tout par des « pannes bureaucratiques » entre le Congrès, le Pentagone et le Département d’Etat : « Qui dira que c’était en vain ? ». Près de vingt ans après le début du conflit, le bilan humain est lourd. Depuis 2001, plus de 775.000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan. Selon les chiffres du ministère de la défense, 2.300 d’entre eux sont morts et 20.589 ont été blessés au combat.
Le nombre de civils afghans est évidemment bien plus important : rien que l’année dernière, 3.804 civils afghans ont été tuées selon les Nations Unies, le nombre le plus important de décès depuis que l’organisation internationale a commencé à les comptabiliser. « C’est le point de référence que j’avais proposé », a déclaré James Dobbins, ancien diplomate américain. « Si ce nombre augmente, vous êtes perdants. S’il baisse, vous gagnez. C’est aussi simple que cela ».
« Cela valait-il 1000 milliards de dollar ? »
Côté porte-monnaie, le bilan comptable n’est pas beaucoup plus brillant. Si, explique le journal « le gouvernement américain n’a pas procédé à une compatibilité complète des dépenses qu’il a consacrées à la guerre en Afghanistan », il n’en demeure pas moins que les coûts avancés « sont stupéfiants« . En 18 ans, le département de la Défense, d’Etat et l’Agence américaine pour le développement international ont ainsi « dépensé ou affecté » entre 934 et 978 milliards de dollars au conflit, selon une estimation de Neta Crawford, professeure de science politique à l’Université de Brown. Ces chiffres exorbitants n’incluent ni l’argent dépensé par la CIA, ni celui du ministère des Anciens combattants, chargé d’accompagner les vétérans blessés. « Qu’avons-nous obtenu pour cet effort de 1000 milliards de dollars ? Cela valait-il 1000 milliards de dollar ? », s’est interrogé Jeffrey Eggers, ancien officier des forces spéciales de la marine américaine et ancien assistant spécial pour les affaires de sécurité nationale sous Obama.
Mais quel était l’effort, en réalité ? Quel était véritable objectif de cette guerre interminable contre les Talibans ? « Nous n’envahissons pas des pays pauvres pour les rendre riches, a déclaré James Dobbins, ancien diplomate américain qui a servi d’envoyé spécial en Afghanistan sous les administrations Bush et Obama : Nous n’envahissons pas les pays autoritaires pour les rendre démocratiques. Nous envahissons des pays violents pour les rendre pacifiques et nous avons clairement échoué en Afghanistan ». L’échec en Afghanistan s’explique d’abord, selon les interviews réalisées par le Sigar, par l’incapacité des hauts responsables américains sur les raisons de l’intervention de leur armée dans la région. Ainsi, si, au début, l’objectif de l’invasion américaine de l’Afghanistan était clair – à savoir exercer des représailles contre al-Qaïda et empêcher une répétition des attaques du 11 septembre 2001 -, il le devint beaucoup moins par la suite.
« Nous avons perdu toute objectivité »
« Certains responsables américains voulaient utiliser la guerre pour transformer le pays en démocratie. D’autres, pour transformer la culture afghane et élever les droits des femmes. D’autres encore voulaient remodeler l’équilibre régional du pouvoir entre le Pakistan, l’Inde, l’Iran et la Russie », décrit le journal. « Avec la stratégie AfPak (pour ‘Afghanistan-Pakistan’), il y avait un cadeau sous le sapin de Noël pour tout le monde », a estimé un responsable américain non identifié auprès du Sigar. Au moment où vous avez terminé, vous aviez tellement de priorités et d’aspirations que c’était comme si vous n’aviez aucune stratégie. » En clair, les commandants militaires américains n’avaient aucune idée de qui, ni de pourquoi ils combattaient. Et sur le terrain, les troupes étaient souvent incapables de distinguer qui était l’ami et de l’ennemi : « Je n’ai aucune visibilité sur qui sont les méchants », se plaignait Donald Rumsfeld dans une note datant de juin 2003.
Bien que doté d’une stratégie flottante, les responsables américains ont donc tenté de repartir de zéro à Kaboul, et de créer un gouvernement démocratique calqué sur le modèle américain. Qu’importe que ce concept soit totalement inadapté à la région : « Notre politique de création d’un gouvernement central fort était idiote car l’Afghanistan n’a pas d’antécédents de gouvernement central fort », a expliqué un ancien responsable du Département d’Etat non-identifié. A ce remodelage politique s’est ajouté l’envoi de financements colossaux de l’Etat américain pour financer des écoles, des ponts, des infrastructures dans la région : « Nous avons perdu toute objectivité, a expliqué un cadre non identifié de l’Agence américaine pour le développement international, qui a estimé que la majorité des sommes dépensées étaient excessives. On nous a donné de l’argent, on nous a dit de le dépenser et nous l’avons fait, sans raison. »
« Les mauvaises nouvelles étaient souvent étouffées »
D’autant que les 133 milliards de dollars investis par les Etats-Unis n’ont fait qu’alimenter la corruption locale. En public, l’armée américaine assurait qu’elle ne la tolérait pas. Mais en privé, Christopher Kolenda, un colonel déployé à plusieurs reprises en Afghanistan, conseiller des généraux en charge du conflit, ne se gênait pour déclarer que le gouvernement soutenu par les Etats-Unis s’était « auto-organisé en kleptocratie« … et que l’incapacité de l’administration américaine à le reconnaître lui serait fatal : « J’aime faire analogie avec le cancer », a déclaré Kolenda aux intervieweurs du gouvernement. « La petite corruption, c’est comme le cancer de la peau ; il existe des moyens pour y faire face et vous irez probablement très bien. La corruption au sein des ministères, au niveau supérieur, c’est comme le cancer du côlon ; c’est pire, mais si vous l’attrapez à temps, vous vous en sortez. La kleptocratie, cependant, c’est comme le cancer du cerveau : c’est fatal », a-t-il déclaré au Sigar.
Mais plus que le bilan humain, plus que la guerre dispendieuse, plus que la reconstruction ratée de l’Etat afghan, le Washington Post insiste sur les mensonges répétés des différentes administrations américaines auprès du public. « Chaque point de donnée statistique a été modifié pour présenter la meilleure image possible », a expliqué Bob Crowley, colonel de l’armée, ancien conseiller principal de contre-insurrection auprès du commandement militaire américain entre 2013 et 2014, ajoutant : « Les mauvaises nouvelles étaient souvent étouffées. » Et ce, quelque soit l’administration : un haut fonctionnaire du Conseil de sécurité a ainsi raconté qu’il y avait une pression constante du Pentagon et de la Maison Blanche d’Obama pour produire des chiffres montrant que l’afflux de troupe dans la région entre 2009 et 2011 fonctionnait, en dépit des preuves tangibles du contraire.
Pour le Washington Post, les similitudes entre guerre du Vietnam et guerre en Afghanistan sont donc nombreuses. Tout au long de la guerre en Afghanistan, les documents rassemblée par le journal montrent que les responsables américains – qu’ils appartiennent à l’armée ou au civil – ont recouru à une vieille tactique du Vietnam : manipuler l’opinion publique. « A travers les conférences de presse et autres apparitions publiques, ceux en charge du conflit suivent depuis 18 ans les mêmes éléments de langage, écrit le quotidien. Peu importe comment la guerre se déroule – et surtout quand elle se déroule mal – ils mettent l’accent sur la façon dont ils progressent. » Auprès du Washington Post, John Sopko, chef du Sigar a quant à lui reconnu que les documents remis au journal illustrent que « le peuple américain a constamment été berné ».
Source : Marianne
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