La main-mise des multinationales sur l’agriculture ukrainienne

24 février 2015, par IPS

Cet article a été traduit de l’anglais au français par Isa tan et Isabelle Breton, traductrices bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site d’Inter Press Service ici : The Corporate Takeover of Ukrainian Agriculture

Par Frederic Mousseau [1]

A la mi-décembre 2014, au moment même où les États-Unis, le Canada et l’Union européenne annonçaient une série de nouvelles sanctions contre la Russie, l’Ukraine recevait 350 millions de dollars U.S. d’aide militaire, s’ajoutant au milliard de dollars déjà approuvé par le Congrès américain en mars de la même année.

Le fait que les gouvernements occidentaux s’impliquent davantage dans le conflit ukrainien prouve qu’ils ont confiance dans le cabinet ministériel nommé par le nouveau gouvernement en décembre 2014. Ce nouveau gouvernement est unique : trois des ministères les plus importants sont attribués à des personnes nées à l’étranger, à qui la citoyenneté ukrainienne a été accordée quelques heures seulement avant leur nomination.

Le Ministère des Finances est attribué à Natalie Jaresko, femme d’affaire née et éduquée aux États-Unis et qui travaille depuis le milieu des années 90 en Ukraine, où elle supervisait un fonds de placements privés créé par le gouvernent américain pour investir dans le pays. Madame Jaresko est aussi la PDG de Horizon Capital, société de placements qui gère un certain nombre d’investissements occidentaux en Ukraine.

Aussi surprenante qu’elle puisse paraître, cette nomination s’apparente plutôt à une mainmise occidentale sur l’économie ukrainienne. L’Institut d’Oakland détaille cette prise de contrôle, en particulier dans le secteur agricole dans deux rapports : The Corporate Takeover of Ukrainian Agriculture et Walking on the West Side : The World Bank and the IMF in the Ukraine Conflict.

Un des facteurs majeurs de la crise qui a conduit aux manifestations meurtrières et finalement à la destitution du Président Viktor Yanukovich en février 2014, est le refus de ce dernier de signer un Accord d’association avec l’Union européenne (UE), qui visait à développer le commerce et à intégrer l’UE – en sus de cet accord le Fonds monétaire international (FMI) accordait à l’Ukraine un prêt de 17 milliards de dollars.

Après le départ du président et l’installation du nouveau gouvernement pro-occidental, le FMI a lancé un programme de réformes, conditionnant ce prêt, afin d’augmenter l’investissement privé en Ukraine.

L’ensemble des mesures comprend une réforme des services publics de gestion de l’eau et de l’énergie et, plus important encore, il tente de remédier au coût élevé des investissements et des activités commerciales, ce que la Banque mondiale identifie comme  » la racine structurelle » de la crise économique actuelle en Ukraine.

Le secteur agricole ukrainien a été la première cible des investissements étrangers privés, et il est évidemment considéré par le FMI et la Banque mondiale comme le secteur prioritaire de la réforme. Ces deux institutions louent l’empressement du nouveau gouvernement à suivre leurs conseils.

Par exemple, la feuille de route fournie à l’Ukraine pour la réforme – largement inspirée des expériences étrangères – facilite l’acquisition de terres agricoles, allège la réglementation et les contrôles des usines agro-alimentaires, et réduit les impôts des entreprises ainsi que les droits de douane.

L’enjeu autour du vaste secteur agricole ukrainien est immense : troisième exportateur de maïs et cinquième exportateur de blé au monde, l’Ukraine est connue pour ses immenses étendues de riches terres noires, et se targue de posséder plus de 32 millions d’hectares de terres arables et fertiles – soit l’équivalent d’un tiers des terres arables de l’Union européenne.

Les stratégies en vue de contrôler le système agricole du pays sont un élément essentiel dans la bataille qui a opposé l’Est et l’Ouest l’an dernier, dans ce qui a été leur plus grand affrontement depuis la Guerre Froide.

La présence de sociétés étrangères dans l’agriculture ukrainienne croît rapidement, avec plus de 1,6 millions d’hectares d’exploitations agricoles passés récemment aux mains de sociétés étrangères. Cela faisait un certain temps que Monsanto, Cargill et DuPont étaient présents en Ukraine, mais leurs investissements ont considérablement augmenté ces dernières années.

Cargill vend normalement des pesticides, des semences et des fertilisants, mais a étendu récemment ses investissements agricoles pour inclure le stockage de céréales, l’alimentation animale et a aussi acquis des parts dans la plus grande société agricole du pays, UkrLandFarming.

De même, s’il y avait des années que Monsanto était présent en Ukraine, la société a doublé ses effectifs depuis trois ans. En mars 2014, quelques semaines seulement après la destitution du Président Yanukovich, la société a investi 140 millions de dollars dans la construction d’une nouvelle usine de semences dans le pays.

DuPont a également étendu ses investissements et a annoncé en juin 2013 qu’il investirait aussi dans un nouvelle usine de semences dans le pays.

Les grandes entreprises occidentales ne se sont pas contentées de prendre le contrôle d’usines agro-alimentaires et d’exploitations agricoles rentables, elles ont aussi entrepris une intégration verticale du secteur agricole et étendu leur mainmise sur les infrastructures et le transport.

Par exemple, Cargill possède maintenant au moins quatre silos à grains et deux usines de transformation de graines de tournesol utilisées pour la production de l’huile. En décembre 2013, la compagnie a acquis « 25% + 1part » dans un terminal céréalier d’une capacité de 3,5 millions de tonnes par an, situé à Novorossisk, port de la mer Noire.

Tous les aspects de la chaîne d’approvisionnement agricole –depuis la production des graines et autres intrants jusqu’à l’expédition proprement dite des marchandises hors du pays –sont donc de plus en plus contrôlés par des sociétés occidentales.

Les institutions européennes et le gouvernement américain ont activement encouragé cette expansion. Cela a débuté par des pressions pour changer le gouvernement, à l’époque où le président Yanukovitch était perçu comme pro-russe. Puis c’est allé plus loin en février 2014, lors du lancement d’un calendrier de réformes favorisant les investissements et le développement, comme l’a souligné la Secrétaire américaine au Commerce, Penny Pritzker quand elle a rencontré le Premier Ministre Arsenly Yatsenyuk en octobre 2014.

L’Union européenne et les États-Unis marchent main dans la main dans cette prise de contrôle de l’agriculture ukrainienne. Bien que l’Ukraine interdise la production de cultures génétiquement modifiées, l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, à l’origine du conflit qui a renvoyé Yanukovitch, comprend une clause (l’article 404) qui engage les deux parties à coopérer pour « étendre l’usage des biotechnologies » dans le pays.

Cette clause est pour le moins surprenante, étant donné que la majorité des consommateurs européens refuse les cultures génétiquement modifiées. Il faut y voir une brèche pour faire pénétrer les OGM en Europe, opportunité que les grandes compagnies d’agro-semences comme Monsanto ne cessent d’appeler de leurs vœux.

Ouvrir l’Ukraine à la culture d’OGM irait contre la volonté des citoyens européens, et il n’est pas certain que ce changement profite aux Ukrainiens.

D’ailleurs, on ne sait pas non plus comment les Ukrainiens bénéficieront de cette vague d’investissements étrangers dans leur agriculture, ni quel impact ces investissements auront sur les 7 millions de fermiers locaux.

Une fois qu’ils ne seront plus obnubilés par le conflit de la région Est « pro-Russe » de leur pays, les Ukrainiens se demanderont peut-être ce qu’il reste de leur capacité à contrôler l’approvisionnement en nourriture et à gérer l’économie pour leur propre bénéfice.

En ce qui concerne les citoyens américains et européens, vont-ils un jour réagir face aux grands titres et aux grands discours qu’on leur sert sur l’agressivité russe et les violations des droits humains, et s’interroger sur l’implication de leurs gouvernements respectifs dans le conflit ukrainien ?

Notes

[1] Frederic Mousseau est Directeur des Politiques à l’Institut d’Oakland et co-auteur du rapport : « Walking on the West Side : the World Bank and the IMF in the Ukraine Conflict. » (« Marcher à l’Ouest : la Banque Mondiale et le FMI dans le conflit Ukrainien »)

Source : RITIMO

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