1969, année épidémique
Par Daniel Schneidermann —
La grippe de Hongkong provoqua 40 000 morts en France et un million dans le monde. Mais elle est passée inaperçue. Une autre époque ?
Qui s’en souvient ? Le monde fut naguère ravagé par une considérable épidémie. On l’appela «la grippe de Hongkong». Ce n’était pas au Moyen Age. Ce n’était même pas à l’époque de la «grippe espagnole», dont on redécouvre périodiquement les ravages enfouis dans les mémoires. C’était en 1968-1969. Elle fit en France 40 000 morts, et un million dans le monde.
Si personne ne s’en souvient, c’est qu’elle passa, sur le moment, inaperçue. 1969, pourtant, c’est hier. Pompidou s’installe à l’Elysée. Johnny est déjà Johnny. Il n’y a, certes, encore qu’une chaîne de télévision, mais l’année précédente, les radios périphériques ont découvert, avec Mai 68, la griserie du direct. Il existe des journaux régionaux. Et des journaux nationaux, dont le Monde. Tout au long de cette épidémie, le Monde ne va y consacrer que quelques courts articles. Les fermetures d’écoles à l’échelle d’une région ne sont mentionnées qu’en quelques lignes. Il faut dire qu’il existe un vaccin, administré avec parcimonie, mais qui n’empêche pas les morts. Aucune trace de pétage de plombs d’une ex-ministre de la Santé. Aucune trace de stigmatisation publique des promeneurs des parcs en ennemis publics. Pas d’apparition bihebdomadaire d’un père de la nation à la télé. Pas de ministre de l’Intérieur martial pour édicter des arrêtés sur les besoins naturels des animaux de compagnie. Aucun confinement, même minime.
Et pourtant, ce ne fut pas beau à voir. Dans un long article rétrospectif publié en 2005, Libé interroge le professeur Dellamonica, âgé, en 1969, d’une vingtaine d’années, alors externe en réanimation. «Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s’est calmé. Et étrangement, on a oublié.»
Et la presse de l’époque, donc ? «La vague de froid qui a récemment recouvert la France a provoqué plusieurs épidémies de grippe, affectant notamment le Sud-Ouest», lit-on par exemple dans le Monde du 3 décembre 1969. «10 % du personnel de la SNCF de la région Toulouse-Pyrénées est malade», rapporte France Soir dans un articulet. Et le 18 décembre, en pleine ascension de la mortalité grippale, le Monde titre «L’épidémie de grippe paraît régresser en France» et raconte brièvement ses effets secondaires : «La CPAM de Périgueux a dû fermer ses bureaux pour cause de maladie du personnel», des trains sont annulés faute de cheminots, des écoles sont en berne pour cause de profs enfiévrés, le chancelier allemand Willy Brandt est alité, comme une bonne partie de l’Europe de l’Est.
Pourquoi a-t-on oublié la grippe de Hongkong ? Comme – dans d’autres domaines – le massacre du 17 octobre 1961, ou les ravages de la pédocriminalité dans l’Eglise, sur lesquels les mémoires s’ouvrent à retardement. Et pourquoi est-elle passée inaperçue ? Parce que les épidémies ne sont pas des histoires glorieuses. Ni les rédacteurs de programmes scolaires ni les éditeurs n’ont d’intérêt, intellectuel ou commercial, à ressasser ces hécatombes sans coupables, qui ne font que des vaincus. Elles font flipper les lecteurs. Seuls quelques épidémiologistes, par fonction, y trouvent de l’intérêt, mais qui les écoute ?
C’est peut-être ce précédent que Michel Cymes a en tête quand le médecin le plus populaire de France estime qu’on en fait trop avec ce qui n’est, après tout, qu’une grosse grippe. Il en a vu d’autres, des épidémies, et même des pandémies.
Alors, pourquoi la pandémie de coronavirus tourne-t-elle au psychodrame mondial, et fait-elle s’effondrer les Bourses ? (A noter que l’effondrement financier est lui-même traité en brèves ces jours-ci. Quand le Premier ministre est interrogé à la télévision, Anne-Sophie Lapix lui parle des sauf-conduits, en période de quarantaine, pour les propriétaires de chiens, mais pas de l’effondrement des Bourses). D’abord bien entendu, parce qu’elle percute les réseaux sociaux et l’info continue. Mais aussi parce que la pandémie percute un système hospitalier qui craque, victime de décennies d’économies budgétaires, avec des soignants qui crient, et des journalistes (peu, mais tout de même) qui les écoutent. Elle percute une rébellion mondiale contre la mondialisation. Elle percute la conscience aiguë de l’absurdité d’un système qui fait partir en fumée les milliards de milliards, et jette sur le pavé des millions de chômeurs, par simple anticipation algorithmique des paniques.
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